François Alu, premier danseur de l'Opéra de Paris, homme blessé aux mille envies
Sa gouaille et son talent lui valent admiration ou mĂ©sestime. Sa belle gueule aussi. Depuis son essor fulgurant au sein du ballet de l'OpĂ©ra de Paris, François Alu fait parler. Franc-tireur, le premier danseur de l'institution parisienne rĂȘve aujourd'hui de libertĂ©.
"J'arrive !", lĂąche-t-il en se faisant la malle. Ă peine arrivĂ©, il repart dĂ©jĂ . François Alu n'habite pas loin, ou alors il court vite. Pas loin du Brebant, cette brasserie des grands boulevards, autrefois QG de l'intelligentsia parisienne. Nature-peinture, le garçon l'assume : il avait la flemme de venir plus loin. En deux-deux il est de retour, "je l'avais oubliĂ© !", annonce-t-il, Ă peine essoufflĂ©, en secouant un masque. On s'installe au fond du bar, banquette arrondie, tapisserie fleurie sur canapĂ©s menthe, on est cosy. Les tables se dressent, l'entretien risque d'empiĂ©ter sur le dĂ©jeuner. "Tant mieux si on traĂźne...", commente le danseur. Visiblement, le garçon aime parler autant que danser.
François Alu est Ă l'OpĂ©ra de Paris depuis dix ans. AprĂšs une ascension fulgurante jusqu'en 2013, il stagne au grade de premier danseur, le dernier avant celui d'Ă©toile. Cette consĂ©cration suprĂȘme, celle qui apporte gloire et plus grands rĂŽles, il pourrait l'obtenir Ă tout moment, dĂšs que ça chantera l'OpĂ©ra. Anticonformiste avec ses sauts de cougar, son amour du hip-hop et des Marvel, il dĂ©tonne un peu dans le cosmos des ballerines et des ronds de jambes. BaraquĂ©, les yeux topaze, il a Ă©tĂ© "Ă©lu" plus beau mec du monde en 2014 par le magazine TĂȘtu. DĂšs lors, tout s'est enflammĂ©, groupies en surchauffe et invitations tĂ©lĂ©, sa fanbase s'est crĂ©Ă©e.
Aujourd'hui, il a 26 ans. Le temps passe forcĂ©ment, il s'est Ă©paissi, a perdu les cheveux, "c'est comme si j'en avais 36 vu l'Ăąge auquel j'ai commencĂ©", se dĂ©fend-il, l'air de gĂ©rer. Et c'est vrai, pas moins beau, juste moins gosse, il a juste changĂ© tĂŽt. Il se lance sans coupure sur son confinement passĂ© et ses vacances futures. La serveuse lui apporte son orange pressĂ©e, la fenĂȘtre de tir est mince mais on la saisit pour reprendre le volant de l'entretien. "Ăa me manque de parler", explique le danseur. On le croit sans problĂšme.
Fantasmes et réalité
Verres servis, on le lance sur Fussy, ce patelin du Cher oĂč il grandit. Le storytelling se stabilise mais s'aiguise, avec des zooms en avant visiblement fondamentaux pour le danseur, comme les dimanches couscous de la grand-mĂšre ou ses casse-croĂ»tes au fromage. La tĂȘte dans ses mains, l'homme feuillette ses souvenirs imbibĂ©s de ping-pong et de Playstation, de Counter-Strike et de pouvoirs magiques, avec des histoires de cailloux qu'il lançait et d'immeubles qu'il grimpait. "J'aime les situations dangereuses, comme aujourd'hui avec le one-man show que j'Ă©cris, tel un druide voulant aussi devenir guerrier". Il dĂ©vie sĂ©rieusement... Alors on revient fissa Ă Fussy.
"On m'a beaucoup dorloté", redémarre le garçon, mais le bonheur est monotone alors il lui arrivait d'espérer un drame, qu'un proche décÚde ou que ses parents divorcent, "un truc ouf comme ça pour explorer les émotions", explique-t-il sans malaise, "ma vie n'oscillait pas beaucoup". Classe moyenne, le pÚre est cadre "terre à terre" dans une boßte lambda, gros contraste avec la mÚre danseuse. Le premier devant Thalassa, la seconde devant sa barre. Avec elle, il s'essaie au classique, ça le bassine alors il teste le modern jazz. Là c'est l'éclate, la musique, les copines, tout ça. Et puis aprÚs, il le raconte partout : il voit Patrick Dupond à la télé, c'est l'illumination et tutti quanti. On est en 2004, il a neuf ans, c'est décidé : il fera comme l'étoile, il fera des toupies.
Il n'avait pas de copains à l'école de danse, elle a duré six ans pourtant, il le raconte sans gÚne. De but en blanc, il nous transporte à ses débuts parisiens alors qu'on tenait le manche pour rester à Fussy. DÚs lors, le danseur surprend, la maniÚre de se raconter, ses choix de séquences, tout en dit long sur une blessure intérieure qu'il ne cache pas, un fond dépressif palpable qui a modelé le garçon dans une hypersensibilité de caractÚre, et un manque d'estime de soi. "Je ne suis pas heureux car j'ai encore des choses à me prouver, pour l'instant je ne suis pas fier de moi", lùche t-il, trente minutes à peine aprÚs nous avoir rencontré.
Plus le temps passe, plus je suis attiré par d'autres mondes que la danse
François AluDanseur
On le regarde se raconter les mains agitées. Bien habillé, chino bleu et pull chiné, rien ne dépasse, si ce n'est sa montre couleur cachou. Du village, il n'a gardé qu'un ami, ceux d'aujourd'hui étant d'ailleurs, des artistes surtout, photographe, styliste, designer. Peu de danseurs en creux, "plus le temps passe, plus je suis attiré par d'autres mondes que la danse", avoue-t-il, ses yeux rarement dans les nÎtres.
Comme un petit garçon, il dĂ©crit le contraste entre ses rĂȘves et la rĂ©alitĂ©, et pointe du doigt le formatage qui a Ă©touffĂ© son bouillonnement naturel, lui l'excitĂ© de service qui rongeait son frein alors qu'il s'Ă©tait prĂ©parĂ© Ă un entraĂźnement militaire. De toute façon, dĂšs la sĂ©lection ça clochait : "seules les pĂątes Ă modeler mallĂ©ables comptaient". Â
Transfuge et grabuge
Elle l'a bien déçu cette école, alors que sa grand-mÚre lui avait vendu "un truc à la Jean-Claude Van Damme". François Alu raconte ses humiliations, les autres petits rats de l'Opéra qui le traitaient de "con", le choc de classes sociales aussi, avec des élÚves portant du Dior alors que lui en portait "pour 80 balles" à tout casser."Je cherche une revanche sur cette époque", confesse t-il, la bougeotte sur sa banquette. Sans toucher à son verre, il a bien bougé d'au moins un mÚtre. "Là -bas, la danse c'était sérieux", regrette t-il, lui qui aime faire l'idiot. L'humiliation intellectuelle était la pire, "t'es con, t'es con, t'es con", rembobine-t-il, butant sur cette phrase comme si elle lui était prononcée encore chaque jour.
On fait le deuil d'un rĂ©cit linĂ©aire alors on accueille les va-et-vient narratifs de celui qui se dĂ©voile sans fard ni canevas. En vrac, François Alu lĂąche tout : son petit frĂšre et ses panneaux solaires, sa premiĂšre copine sur MSN, Ă l'Ă©poque c'Ă©tait comme ça, et puis la rĂ©forme des retraites, on en parle de la rĂ©forme des retraites, c'est ni fait ni Ă faire cette histoire, aussi Eminem, sa psy, l'EMDR, trop long Ă expliquer l'EMDR, ses cheveux, son hypersensibilitĂ©, sa femme de mĂ©nage, et non c'est pas la honte d'avoir une femme de mĂ©nage Ă 26 ans... Les vannes ouvertes, sa vie sort pĂȘle-mĂȘle. "J'ai du mal Ă rester canalisĂ©", sourit le garçon qui nous voit sonnĂ©.
Sa vie est comme un jeu vidĂ©o, "avec la porte qui se ferme derriĂšre le hĂ©ros, obligĂ© d'affronter le monstre devant lui". Il les voit comme ça les choses, les concours, les grades, les projets, monomaniaque dans ses levels Ă atteindre. Il y a quelques jours, le danseur a eu une carte blanche au festival Paris l'Ă©tĂ©. Il raconte l'avoir parfois travaillĂ© seul, sans musique dans une chapelle, "pour que ce soit plus dur". Il ne se flagelle pas, mais presque : "ce n'est pas pour mieux danser, c'est pour ĂȘtre un meilleur humain".Â
Revers et revanche
Dans le bar s'improvise un shooting photo autour d'un type que l'on n'identifie pas. "C'est un chanteur un peu love" nous dit la serveuse. On trouve ironique que dans l'ombre François Alu en soit le spectateur, mais ça colle Ă son rĂ©cit, Ă sa trajectoire de contre-allĂ©e, de garçon Ă part au relationnel difficile, avec les jugements qui vont avec, lui l'arrogant Ă cĂŽtĂ© de ses pompes. à son transfert de classe aussi, pris entre deux chaises, il en a souffert sans tout y comprendre. Aujourd'hui relativement Ă l'aise chez les bourgeois comme Ă Fussy, il "commence seulement" Ă ĂȘtre serein avec ce qu'il est.Â
Les danseurs s'aiment aussi fort qu'ils se détestent, jusqu'à en devenir fous
François AluDanseur
Le trauma de l'Ă©cole Ă©vacuĂ©, François Alu boit son jus, les pĂ©pins l'embrouillent mais le garçon embraie. Lorsqu'il intĂšgre le ballet de l'OpĂ©ra en 2010, la directrice de la Danse le cadre, mais il a du mal Ă s'Ă©xĂ©cuter sans comprendre, Ă obtempĂ©rer sans moufter, "je m'y sens ĂȘtre un ouvrier de la danse, c'est triste". Il devient tout de mĂȘme premier danseur en 2013 alors s'enchaĂźnent les beaux rĂŽles : La BayadĂšre, Don Quichotte, Carmen, les crĂ©ations aussi, celles de Millepied, Ekman, Forsythe. Il grandit, s'embourgeoise, mais tient ses distances avec le milieu, l'alimentation ascĂ©tique et l'ego dingo,"les danseurs s'aiment aussi fort qu'ils se dĂ©testent, jusqu'Ă en devenir fous...". Ses amis, il se les trouve plutĂŽt Ă l'extĂ©rieur, ça permet d'ĂȘtre "neuf", d'ĂȘtre mieux. De gommer le passĂ© fĂącheux.
Il veut de l'autonomie aujourd'hui, alors il dĂ©balle les projets : la chaussure, la photo, le cinĂ©ma, le chant, l'immobilier, il parle mĂȘme de micro-finance, on est larguĂ©. Les yeux qui brillent, il en vient Ă sa dĂ©pression en 2015, une histoire d'amour qui l'a foutu en l'air. Le corps a stagnĂ©, le mental macĂ©rĂ©, il s'est mis Ă l'arrĂȘt pour une longue descente, "le pire moment de ma vie". Et l'entretien se termine comme il a commencĂ©, avec les mĂȘmes mots : "je n'aime pas perdre, alors je ne lĂąche jamais prise".Â
On arrĂȘte l'enregistrement : trois heures et une minute d'entretien. François Alu n'y croit pas. Nous non plus Ă vrai dire. L'heure du dĂ©jeuner est passĂ©e. On marche jusqu'au mĂ©tro et lui brinquebale des pieds,"c'est ma dĂ©marche", rigole-t-il. Anxieux, il demande Ă relire le texte avant publication, on lui dit non. Alors il passe aux vacances... Onze jours, c'est long. "Parfois je pleure chez moi sans savoir pourquoi", nous confie-t-il... Le danseur nous salue d'un check du coude puis s'Ă©loigne dans la petite pente de la rue Rougemont. Et on l'imagine sur une musique de Talk Talk partir vers ses envies, rentrer chez lui. Peut ĂȘtre pleurer, pleurer avant de danser.Â
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