Interview Carolyn Occelli, directrice et tête chercheuse du festival Suresnes Cités Danse : "Je suis en repérage permanent"

Organisatrice de la 33e édition de ce festival réputé réunissant des artistes divers, elle ose des mariages inattendus entre les disciplines.
Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 14min
Carolyn Occelli, directrice du théâtre Jean Vilar de Suresnes. (ARNAUD KEHON)

Carolyn Occelli nous reçoit tout sourire dans les gradins de la grande salle du théâtre Jean Vilar de Suresnes qu'elle dirige depuis plus de deux ans. Sur scène, les répétitions du spectacle Tendre colère s'enchaînent. Elle a choisi cette création des frères François et Christian Ben Aïm pour ouvrir la 33e édition de Suresnes Cités Danse. Le festival s'étalera comme chaque année sur un mois, du 10 janvier au 9 février 2025. Avant de frapper les trois coups, la directrice nous explique comment elle repère de nouveaux talents pour établir sa programmation.

Franceinfo Culture : Depuis combien de temps êtes-vous en charge du festival ?
Carolyn Occelli : J'ai pris la direction du théâtre le 1er juillet 2022. C'est Olivier Meyer, le créateur du festival Suresnes Cités Danse, qui m'a transmis le flambeau. Il a programmé les 30 premières éditions et moi, j'ai commencé à partir de la 31e, celle de janvier 2023.

Comment avez-vous vécu ce passage de témoin ?
Je suis arrivée dans ce théâtre en avril 2019 comme secrétaire générale. Olivier Meyer m'a fait confiance et énormément appris. C'est un théâtre qui appartient à la ville de Suresnes et dont la gestion est confiée dans le cadre d'une délégation de service public. Quand l'appel d'offres est sorti à l'automne 2022 pour la période 2021-2026, Olivier Meyer m'a dit : "J'ai envie d'aller jusqu'à la 30e édition du festival que j'ai créé mais j'ai plus du tout envie de faire cinq ans". Il m'a proposé d'imaginer ensemble un projet sur cinq ans. C'était fantastique d'être dans la continuité, j'ai glissé mes pas dans les siens tout en sachant que j'avais aussi la liberté d'apporter mon regard. Je ne voulais pas trahir le festival tel qu'il l'avait imaginé et fait vivre pendant trente ans et en même temps, je devais me demander comment lui redonner une vivacité et prolonger cette histoire. J'avais envie de poursuivre les compagnonnages avec certains artistes tout en allant chercher d'autres choses.

Qu'avez-vous déjà changé et vers quoi voulez-vous aller ?
Quand Olivier Meyer a créé le festival, le hip-hop n'avait pas sa place dans les institutions. Lui découvre les danses de rue, hip-hop, break, popping. Il estime qu'il y a là un langage chorégraphique et qu'il est légitime de lui donner accès à l'institution sans le trahir. C'est ce qu'il a fait et merveilleusement réussi. Très vite, il a constaté un défaut d'écriture. Les danses hip-hop étaient très performatives mais écrire une pièce plus longue, c'était compliqué. Il a donc fait appel à des chorégraphes contemporains pour créer avec des danseurs hip-hop. Cela a contribué à faire émerger des gens comme Kader Attou et Mourad Merzouki. Ils sont venus à Suresnes comme danseurs puis sont devenus chorégraphes puis directeurs de centres chorégraphiques nationaux. Aujourd'hui, le hip-hop est dans le paysage chorégraphique de multiples façons. Il a l'adhésion du public. Il est aussi très utilisé par les marques parce que la culture hip-hop a une puissance commerciale. Je me suis dit : si le hip-hop n'a plus besoin de Suresnes Cités Danse, alors c'est quoi ce festival ? C'est un festival d'hybridation, un festival qui invite des danses qui ne sont pas forcément cataloguées, hiérarchisées et clairement définies. Je vais poursuivre ce mouvement en allant chercher des zones frontières au sein de la danse et d'autres disciplines. Cette année, on aura par exemple La Fabuleuse histoire de Basarkus de Sylvère Lamotte, un spectacle qui réunit deux acrobates, anciens élèves de l'académie Fratellini dont un breaker parce que la danse peut tout à fait voisiner avec le cirque. Je programme aussi Mon petit cœur imbécile, un spectacle d'Olivier Letellier et Valentine Nagata-Ramos alliant théâtre et danse hip-hop. Mon ambition est d'aller chercher des frontières disciplinaires et même pluridisciplinaires et d'accompagner des danseurs et des chorégraphes.

Est-ce que cela signifie que le hip-hop aujourd'hui n'a plus sa place à Suresnes Cités Danse parce qu'il a été reconnu ailleurs grâce à vous ?
Les danses urbaines, qui pointent plus large que le hip-hop, ont tout à fait leur place quand elles vont investir des terrains nouveaux. Ce qui m'intéresse moins, c'est une forme de dogmatisme et, dans le hip-hop, il peut y avoir ce côté-là. Moi, un spectacle 100% break avec uniquement des breakers et de la performance, ce n'est pas ce qui me parle. Je préfère justement quand les chorégraphes s'autorisent une forme de liberté et ne sont pas enfermés dans des codes et des styles trop définis.

La danse contemporaine n'a-t-elle pas cannibalisé le hip-hop ?
Je crois plutôt à la vertu des métissages qu'à un écrasement. Si je prends des profils comme Jann Gallois ou Leïla Ka, ce sont des danseuses qui viennent du hip-hop et qui ont largement élargi leur spectre, leur recherche, leur gestuelle, leur grammaire du mouvement. Elles ne sont plus dans la pure tradition hip-hop, néanmoins elles en viennent et je pense que c'est important. Il y a quelque chose chez elles, une forme d'énergie et d'efficacité qui sont propres à leurs origines hip-pop mais qu'elles ont su dépasser. Je discutais récemment avec Mehdi Kerkouche qui ne se considère pas du tout comme chorégraphe hip-hop. Certains pourraient lui coller cette étiquette-là. Je trouve important justement d'enlever les étiquettes. En plus, dans la danse il y a un truc très universel. C'est du corps. On ne s'enferme même pas dans du langage. Il y a une adresse au sensoriel, au sentiment, en dehors des mots qui peut parvenir au plus large public et "publics" au pluriel. Ces chorégraphes-là m'intéressent. La culture hip-hop reste néanmoins très importante et il ne s'agit pas de l'invisibiliser ou de la sacrifier. Il y a un battle dans le cadre de Suresnes Cités Danse parce que ce qui m'intéresse, c'est que les talents et les publics circulent d'un monde à l'autre, d'une forme à l'autre. C'est à la fois respecter certains codes et puis savoir s'en affranchir et accompagner ses affranchissements.

Pour trouver ces nouvelles formes, comment procédez-vous concrètement ?
Il y a certains artistes que je vais suivre comme Jann Gallois, Mickaël Le Mer, Abou Lagraa... Certains ont une longue histoire avec le théâtre de Suresnes. Avec d'autres, je commence à écrire l'histoire comme pour Leïla Ka. Ensuite, je participe à des concours chorégraphiques pour aller repérer des talents qui ne passent pas forcément dans le spectre institutionnel. Je pense notamment au concours de jeunes chorégraphes Sobanonova. Sophie Amri Baubet et Barbara Leibig van Huffel, qui ont créé ce concours, sont des amoureuses de la danse mais ne sont pas du sérail. Elles ont une forme de regard ouvert et j'aime beaucoup ce concours pour cette raison-là. Je participe aussi à Bruxelles au Work in Progress du Detours Festival. Milan Emmanuelle, qui le dirige, organise deux soirées où il présente deux fois huit projets en cours de chorégraphes émergents. Il a une attention aux danses urbaines parce qu'il vient de là mais pour ces Work in Progress, il ouvre un appel à candidature très large. Allison Faye, qui est en train de créer pour nous sa première pièce chorégraphique, un duo qui s'appelle Bernard et que je programme à l'ouverture dans notre petite salle, c'est ma lauréate des Work in Progress du Detours Festival de septembre 2023. Ce sont des endroits de repérage. Je suis aussi entrée en contact avec la compagnie Art Track et Romuald Brizolier qui est basé à Lille. Lui, il organise des Hip-Hop Games. Ce qui l'intéresse, ce sont justement des danses urbaines au sens large. C'est un concours chorégraphique au plateau, donc je pense que je vais intégrer aussi le jury des Hip-Hop Games. Je suis en repérage permanent.

Combien de mois vous sont nécessaires pour élaborer une programmation ?
J'ai déjà quasiment terminé celle de 2026. Même s'il n'y a pas forcément urgence à "booker" les artistes, je le fais pour construire mon programme, pour donner une ligne d'horizon à certains artistes et organiser l'accompagnement de leur création. Le théâtre de Suresnes est un théâtre d'accueil mais aussi d'accompagnement des artistes. On a deux salles de spectacle et trois studios de répétition. En fonction des artistes et de leurs besoins, on peut déployer un accompagnement de temps de résidence, avec ou sans technique, de coproduction et même de conseils. Il y a certains artistes qu'on va aider à créer leur compagnie, à se structurer. Il faut le faire bien et donc, anticiper pour avoir le temps pour des grandes pièces. Je pense par exemple à Tendre colère, le spectacle des frères Ben Aïm qui fait l'ouverture cette année.

C'est 100% leurs idées ou vous les orientez parfois ?
Tendre colère, c'est leur projet à 100%. Mais c'est différent par exemple pour Revue, le solo de Sarah Adjou. Je l'ai découverte grâce à Mourad Merzouki lors d'une journée professionnelle qu'il organisait dans le cadre du festival Kalypso. C'est une danseuse qui m'intéresse, donc je suis son travail. Elle m'a raconté son parcours de danseuse et ce que je trouve intéressant, c'est qu'elle est à la fois une danseuse contemporaine, qu'elle est allée parfois vers les danses urbaines et qu'elle a aussi fait beaucoup de cabaret et du tango. Elle a une palette très large. En discutant avec elle, je l'ai mise sur cette piste-là : créer un solo qui réconcilie plusieurs palettes qu'elle n'avait jamais unies. J'ai eu envie de l'accompagner dans la création de Revue.

Quel est le profil des spectateurs du festival, s'il y en a un ?
Pour mon plus grand bonheur, Suresnes Cités Danse réunit des publics très différents. C'est important pour moi que le festival soit partie intégrante de la saison du théâtre et que nos spectateurs réguliers, venus majoritairement de Suresnes et des Hauts-de-Seine, y participent. Mais la force d'un festival, c'est aussi d'aller chercher des publics plus divers et plus larges. On draine toute l'Ile-de-France. Beaucoup de danseurs évidemment, pas mal de jeunes. On sait que beaucoup de jeunes regardent la danse sur Tik Tok. Ce que Thomas Jolly a fait avec la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques, c'est montrer la beauté, l'universalisme de la danse en France. L'adhésion qu'a suscitée cette cérémonie montre combien la danse peut rassembler. On draine aussi pas mal de professionnels puisque le festival est un lieu de repérage pour d'autres programmateurs. Cela nous rend très fiers puisque l'idée est de donner une visibilité à ces pièces, de leur donner un public diversifié mais aussi un futur, autant que faire se peut.

Combien avez-vous eu de spectateurs l'an dernier ?
À peu près 10 000. Le festival dure un mois plein. En 2025, on aura 34 représentations. On programme dans la grande salle, la petite. On investit aussi d'autres lieux : le gymnase du collège, la salle des fêtes. On a des formats participatifs, j'y tiens. C'est un festival où on voit le mouvement et où l'on peut se mettre en mouvement. Cette année, on organise un bal swing. Les danses swing, qui ont précédé le hip-hop, sont très pratiquées mais peu visibles sur scène. Diego "Odd Sweet" Dolciami a donc créé un spectacle _Ground [prononcer Underground] et une extension avec un bal swing où l'on va tous danser. D'autant que ces danses peuvent se pratiquer en couple et seul. C'est important que le public puisse se dire : "Je peux venir seul et danser avec les autres." On a aussi un bal parents-enfants parce que le théâtre est aussi un lieu pour être ensemble en famille en dehors des écrans. Il y aura aussi un battle, puis le bal Giro di pista [Tour de piste] deux formats où on est tous impliqués.

Quelle est votre vision de l'avenir du théâtre ?
Je dis souvent que les théâtres font partie des derniers lieux de collectif pacifié. Au théâtre, on est assis tous les uns à côté des autres, qu'on se connaisse ou pas, on regarde dans la même direction et en même temps, on a la liberté totale d'aimer, de ne pas aimer, d'être ému ou pas. C'est une aventure collective. Je crois que j'avais envie de dire ça.

Suresnes Cités Danse
Théâtre Jean Vilar, 16 place Stalingrad, 92150 Suresnes
Réservations sur place ou par téléphone au 01 46 97 98 10
Tarifs de 10 à 40 euros
suresnes-cites-danse.com

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