: Interview Marion Barbeau, danseuse à l'Opéra de Paris, brille dans le film de Cédric Klapisch "En corps"
Première danseuse de l'Opéra, Marion Barbeau fait ses premiers pas au cinéma, ce mercredi 30 mars, dans le film "En corps" de Cédric Klapisch. Elle y incarne une ballerine blessée qui se reconstruit à travers la danse contemporaine. Un style qui captive Marion Barbeau, elle aussi, depuis quelque temps déjà. Interview.
Dans un café situé juste en face de l'Opéra, nous attendons une tasse de thé fumante à la main Marion Barbeau, danseuse singulière et inspirée. Elle arrive avec quelques minutes de retard, le cheveu légèrement mouillé. Elle sort tout juste de répétition. "Désolée, je me suis blessée au dos, j’ai dû passer chez le kiné ", s'excuse-t-elle. Immédiatement, un flash du film En corps de Cédric Klapisch nous revient : Elise, danseuse classique jouée par Marion Barbeau, s'effondre en pleine représentation.
Le film, sur les écrans le 30 mars, raconte l'histoire d'une ballerine qui se reconstruit après une grave blessure. Entre Paris et la Bretagne, Elise s'invente une deuxième vie, tournée cette fois vers la danse contemporaine. Un parcours qui résonne étrangement avec celui de son interprète, Marion Barbeau. Aujourd'hui première danseuse à l'Opéra de Paris, elle explore de nouveaux répertoires et le cinéma lui fait les yeux doux. La danseuse nous raconte l'aventure de ce tout premier tournage.
On vous suit depuis des années à l’Opéra, on vous retrouve dans le film En corps de Cédric Klapisch. Comment ce projet est-il né ?
Cédric a l’habitude de faire des captations de spectacle à l’Opéra depuis plusieurs années. On a eu l’occasion de travailler ensemble sur un ballet de Hofesh Shechter, The Art of not looking back, en 2018. Un an avant de faire le film, il m’a parlé de ce projet. Je pensais que c’était pour recueillir des témoignages de danseuses. Mais à la suite de cette discussion, il a tâté le terrain pour savoir si ça m’intéressait. Après le premier confinement, tout s’est accéléré. Il m’a proposé, parmi plein d’autres personnes, de passer le casting.
Comment avez-vous été sélectionnée ?
La priorité de Cédric était de choisir une danseuse qui sache jouer la comédie, plutôt que le contraire. Il ne voulait pas faire comme Black Swan. Il fallait aussi que cette personne puisse faire à la fois du classique et du contemporain, notamment des chorégraphies de Hofesh Shechter. Ça a commencé à se resserrer.
Et vous avez continué de discuter…
Cédric était très curieux de savoir comment les femmes géraient ce lourd passé du ballet classique. On descend quand même directement de Louis XIV. Les choses ont évolué mais, malgré tout, on raconte des histoires qui ont plus de 100 ans. Comment être à la fois féministe et danseuse classique ? Cette question l’intéressait beaucoup. On a très vite parlé du classique versus contemporain. Que faire de ce bagage quand on a envie d’autre chose ? Tout en le respectant, sans le dénigrer. J’y réfléchis moi aussi depuis des années. Le thème de la blessure est venu plus tard.
Avez-vous, comme votre personnage Elise, déjà été blessée au péril de votre carrière ?
Non, pas vraiment. La blessure fait vraiment partie de nos vies. J’ai quelqu’un de très proche qui s’est blessé gravement à l’Opéra. On sait que ça peut arriver et il y a tout un travail à faire pour l’éviter. C’est aussi une question d'expérience. Quand on est jeune, on se lance, on fait un peu n’importe quoi, mais le corps vieillit. Il faut apprendre à en prendre soin.
Est-ce ensemble, avec Cédric Klapisch, que vous avez créé le rôle d’Elise?
C’est lui qui a inventé ce personnage avec Santiago Amigorena. Il m’appelait régulièrement et me posait des questions pour être au plus proche du quotidien d’une ballerine. Pour ma part, j’ai été coachée par Ariane Schrack en amont et pendant tout le film, à ma demande. C’est mon côté danseuse. On ne va pas en scène sans répéter avant, j’avais besoin de travailler. Elle m’a fait découvrir la technique Meisner basée sur plusieurs exercices pour essayer de s’oublier, d’être à l’écoute de son partenaire. J’ai construit le personnage avec elle. On est parties d’une liste d’adjectifs qui qualifiaient Elise, et Ariane m’a demandé de choisir ceux qui me correspondaient, à moi, Marion. Et ensuite, le contraire. Ça m’a permis de me détacher, de comprendre que c’est un vrai rôle de composition, de construction, que ce n’est pas moi.
Sur le tournage, comment s’est passée la relation avec les autres acteurs ?
C’était exaltant, enrichissant. Ils étaient tous adorables, très différents. J’ai beaucoup appris en observant, ils m’ont accueillie sans jugement, dans un vrai travail d’équipe. Pour mon premier jour de tournage, j’étais avec Denis Podalydès, ça m’a mis dans le bain ! On a joué des scènes très difficiles, comme la fin du film où Elise lui explique qu’il ne lui a jamais dit je t’aime.
Y a-t-il une différence entre danser devant une caméra et danser devant un public ?
Quand on danse devant un public, les spectateurs vont regarder notre corps entier. Dans le cinéma, on fait des zooms, la caméra est subjective. Dans la première scène du film, il y a un focus sur ma main. A ce moment-là, je ne pensais qu’à elle, alors que dans un spectacle, on peut y penser mais il ne faut pas oublier que c’est une vision globale. Là, il y a le souci du détail. Et puis dans toute la partie chorégraphique, ce n’est pas moi qui dansais mais mon personnage, Elise.
Qu'est-ce qui vous a surpris dans la manière dont Cédric Klapisch filme la danse ?
Dans le scénario, il y a une partie avec du classique et une autre avec du contemporain. Il disait que sa manière de filmer se coordonnait avec la danse : très découpée au début du film, et beaucoup plus freestyle pour la résidence en Bretagne. J’ai adoré cette façon de faire. Le film est un hommage à la danse. Il transpire l’amour et le respect de Cédric pour cet art.
Ce film a des résonances avec votre parcours personnel. Vous explorez le contemporain vous aussi…
J’aime toujours le classique, je suis juste très curieuse d’autre chose. C’est aussi le résultat de rencontres. Ça a débuté avec Hofesh Shechter en 2018, sur The Art of not looking back. On n'était que des femmes sur scène. Il y avait une espèce de puissance, sans qu’on ait cherché à la montrer. Ce sont nos fragilités, nos altérités, nos personnalités qui l’ont créée. Ça m’a beaucoup touchée. Récemment, j’ai découvert Sharon Eyal, lors de la création Faunes jouée à l’Opéra en décembre. En classique, tout est très cadré, codifié, il y a un placement à respecter. Là c’était différent. Il fallait aller chercher des extrémités dans son corps, comme si nos os se déchiraient.
Vous avez connu plusieurs directeurs de la danse, Brigitte Lefèvre, Benjamin Millepied, et Aurélie Dupont. Est-ce que ces changements ont joué dans votre carrière ?
Pour moi, les choses ont vraiment bougé à l’arrivée de Benjamin Millepied. On était un petit groupe qu’il avait envie de pousser. Ça lui a été reproché d’ailleurs. Ensemble, on a fait la création Clear, Loud, Bright, Forward. Il a amené une ouverture sur le monde extérieur. C’est lui aussi qui m’a sortie du corps de ballet, et qui m’a permis de faire mes premiers rôles classiques. Et puis Aurélie Dupont l’a remplacé. Elle m’a poussée à assumer mon envie de faire du contemporain. Elle est aussi très intéressée par cette danse, elle a programmé de nombreux chorégraphes. C’est la première à avoir invité Hofesh Shechter par exemple.
A l’Opéra, la place donnée au contemporain est de plus en plus importante, mais selon vous est-ce suffisant ?
Le contemporain devient légitime. Mais ça ne sera jamais la même chose que le classique. Ce n’est pas une compagnie contemporaine, c’est une compagnie classique. J’aimerais que ce soit davantage un lieu d’expérimentations, comme le théâtre des Amandiers ou celui de la Ville de Paris. Avec les moyens de l’Opéra, ce serait génial.
Pour gravir les échelons de l’Opéra, vous avez passé des concours internes très exigeants. C’est épuisant ou ça donne de la force ?
Les deux. C’est un exercice tellement difficile et ingrat. C’est usant, mais j’ai beaucoup appris. Lors d’un de mes premiers concours, j’ai vécu ce qu’il y a de pire pour les artistes en scène : je m’étais comme dédoublée. Je me regardais danser et je me jugeais. Après ce concours, j’ai fait tout un travail pour que ça ne se reproduise plus. Pour se faire plaisir malgré tout, on est obligé de trouver des moyens pour gérer son stress. C'est un apprentissage pour la vie. Mais c’est difficile. Durant la préparation, on est dans un monde parallèle. On travaille autant qu’à n’importe quel moment de l’année, et en plus on doit s’entraîner pour le concours.
Quand un concours ne fonctionne pas, est-ce qu’on a envie de jeter l’éponge, de partir ?
Ça m'est arrivé. Car au-delà de l’argent en plus, le concours nous fait évoluer, accéder à des rôles. Parfois, on se sent vraiment prêt et ça ne vient pas (ndlr : Marion Barbeau a passé trois fois le concours pour devenir première danseuse). La carrière d’un danseur est tellement courte qu’on se dit que si ce n’est pas maintenant, ce ne sera jamais. Et c’est vrai. Je pense que ça a pu briser des carrières et créer beaucoup de frustration.
Personnellement, je me dis que finalement je suis heureuse de ne pas être allée trop vite, sinon je n’aurais connu que le classique. C’est ce que fait principalement le danseur étoile. Le fait d’être dans le corps de ballet permet de rencontrer plus de chorégraphes. On peut travailler la danse contemporaine pendant plus de temps parce qu’on n’a pas de rôle classique à assurer. Je ne regrette pas mon parcours. Il y a un moment où j’ai voulu partir pour une compagnie plus contemporaine, mais je me suis dit que ce n’était pas le moment d’autant que les conditions à l’Opéra sont quand même très belles.
Et maintenant, vous n’envisagez plus de partir ?
Si. Avoir fait ce film, En Corps, m’a donné envie de continuer dans le cinéma mais aussi dans la danse contemporaine. A l’Opéra, on a la chance de pouvoir prendre une année sabbatique. Je pars deux mois et demi à partir d’avril. Je reviens pour faire une production, et ensuite je prendrai toute une année. J’ai un projet chorégraphique avec une amie, Laura Bachman, dont la première sera dansée à Bruxelles en janvier 2023. Concernant le cinéma, j’ai fait le clip Slow sauvage qui va sortir en avril, en duo avec un comédien Bastien Bouillon et réalisé par Baptiste Debraux. Ça n’a fait qu’amplifier mon envie de jouer, et pas forcément des danseuses... C’est un peu l’aventure : toute ma vie est millimétrée depuis mes 8 ans, pour la première fois ce n’est pas le cas.
Finalement, quand vous réfléchissez à votre parcours, quel est votre plus beau moment à l’Opéra ?
C’est dur de choisir. Je pense au spectacle qui imbriquait le ballet Casse-noisette et l’opéra Iolanta, auquel j’ai participé (ndlr : Marion Barbeau y tenait le rôle principal et a été célébrée par la critique). J’ai travaillé avec le metteur en scène d’Opéra Dmitri Tcherniakov. C’était un vrai travail d’actrice. Deux heures de scène avec des décors et une production énormes.
Il y a un autre moment qui a été assez fort : le duo avec Simon Le Borgne sur le ballet Body and Soul de Crystal Pite. Nous étions en couple lors de sa création en 2018. Quand nous l'avons repris en janvier cette année, ça a été plus difficile car nous ne sommes plus ensemble. C’était très cruel pour nous mais en même temps c'était encore plus fort, ça a servi la pièce. En scène, tout est un peu exacerbé, on est à fleur de peau, vulnérable. On ne peut pas tricher.
La danse est une passion, un besoin. Ça vient de quand on est petit et on danse comme on respire. On ne se juge pas. Dans ma famille, il y a toujours eu beaucoup de musique. Mon père adore le rock. Avec ma sœur et lui, on dansait sur The Cramps. Il y avait un truc, très animal, tribal, trivial, et aussi très instinctif. Comme chez Hofesh Shechter. Ça n'a rien à voir avec la danse classique, et finalement c'est comme ça que j'ai commencé.
La bande-annonce du film "En corps" de Cédric Klapisch :
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