James Thierrée, Hofesh Schechter, Ivan Pérez, Crystal Pite : de la danse contemporaine à Garnier entre grâce et chaos
On les appellera "frôlons", ces êtres comme des frelons, venus de l'univers de James Thierrée. Dans un opéra tamisé, aux allures de décor fantastique, l'artiste lâche ses frôlons casqués, le regard éclairé par une ampoule minuscule, recouverts de dentelles et de passementeries : ces drôles de créatures, une cinquantaine, nous frôlent, nous jettent un regard, nous entrainent à leur suite.
Les monstres merveilleux de Thierrée
Nous voilà déambulant dans la rotonde, le foyer, le grand escalier, témoins hypnotisés de rituels qui alternent mouvements ancrés dans le sol, déplacements reptiliens et élévations dans les airs. Parfois, nouant à plusieurs leurs bras et leurs jambes, les frôlons se métamorphosent en monstres merveilleux, pour aussitôt refluer et disparaître.
Thierrée joue formidablement sur le contraste entre cette fourmilière primitive et les marbres de l’opéra, sur l’ambivalence de ses créatures mi-hommes mi-insectes. Dans un chaos maîtrisé il réussit la prouesse de transformer les spectateurs en explorateurs médusés. Dans le grand escalier, où afflue pour le final, le nuage d’insectes. Surgit la chanteuse Ophélie Crispin coiffée d’un lustre Art Nouveau qui pourrait tout aussi bien représenter les bois d’un cerf. Enchanteur et inquiétant : du James Thierrée à son meilleur où l’on ne peut reconnaître, derrière ces masques baroques, aucun des danseurs de la jeune garde du corps de ballet.
Les femmes imprévisibles et menaçantes de Hofesh Shechter
Après le préambule captivant de Thierrée, le spectacle se poursuit par une pièce marquante de l’Israélien Hofesh Shechter, "The Art of not Looking Back", qui entre au répertoire de l’Opéra de Paris. Sur un montage musical coup de poing dont il a le secret, Schechter, choréraphe et musicien, raconte en voix off : "Ma mère m’a abandonné à l’âge de deux ans".
Cette pièce sur la perte, le manque, et les mystères de la femme scrutés à l'aune de la figure de sa propre mère, commence par un cri presque inhumain (des bouchons d’oreille sont fournis !)
Les six danseuses, imprévisibles et menaçantes, changent d’humeur à la vitesse de la lumière qui cisaille leurs ombres, et qui à d’autres moments semblent totalement électrisées. Une danse aussi savante que déglinguée qui joue sur les ruptures et prend aux tripes.
Les "mâles" de Ivan Pérez
En revanche "The Male Dancer", du jeune Ivan Pérez venu du Nederlands Theatre nous a déçus. Ce chorégraphe, en qui Aurélie Dupont croit beaucoup, s’interroge et nous interroge sur la masculinité dans la danse. Mais il le fait d’une manière trop maniérée et précieuse qui finit par nous ennuyer, malgré un casting éblouissant, il y a là quelques-uns des plus beaux danseurs de la compagnie : Stéphane Bullion, Hugo Marchand, François Alu, Vincent Chaillet…
Les compositions humaines envoûtantes de Crystal Pite
Mais l’enthousiasme revient vite avec Crystal Pite et son ballet : “The Season’s Canon”. Puisant son inspiration dans la nature, la Canadienne dessine des compositions humaines envoûtantes sur la partition des "Quatre Saisons" d’Antonio Vivaldi, revisitées par Max Richter. Des ensembles d’une fluidité et d’une beauté à couper le souffle, qui réussissent à faire oublier les réglages au millimètre qu’elles ont nécessité.
Les corps des 54 danseurs soumis à la même vibration s’enchevêtrent dans des éclats de vie d’où naissent des vagues, un ciel, des fleurs ou un mille-pattes. Renaissance ou combat contre l’apocalypse : à chacun son interprétation. Ce ballet créé à Paris en 2016, sous l’ère Benjamin Millepied, figure déjà dans les incontournables du répertoire.
Quatre ballets, quatre facettes de la danse contemporaine, qui a plus que jamais droit de cité dans le temple de la danse classique. On sort de l’Opéra Garnier assez électrisé, heureux de cette richesse si bien défendue par une troupe disponible à tous les courants.
Extraits de "Frôlons" de James Thiérrée
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