Le musicien Rone et le collectif de chorégraphes (La)Horde secouent le Théâtre du Châtelet avec leur création très politique "Room with a view"
Le musicien électronique Rone allié au collectif de chorégraphes (La)Horde présente au Théâtre du Châtelet une création pour le nouveau ballet national de Marseille. "Room with a view" est un spectacle politique sur le présent délétère et le futur anxiogène avec lesquels la jeunesse doit composer. Nous l'avons vu pour vous.
C'est une chose entendue, notre civilisation ultra-libérale et ultra-technologique se meurt. Les liens entre les êtres se délitent, le chacun pour soi devient la norme. En ces temps d'effondrement annoncé, la violence de la société étend son emprise jusque sur les corps. Comment la jeunesse vit-elle ces temps crépusculaires ? Doit-elle, peut-elle, se dresser contre ce leg inique ?
La beauté paradoxale du chaos
Pour leur toute première création à la tête du ballet national de Marseille dont ils ont pris les rênes en septembre 2019, les trois chorégraphes de (La)Horde, Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel, connus notamment pour leur travail avec Christine and The Queens, se sont alliés au musicien électronique Rone. Avec Room with a view, le quatuor nous plonge tête la première dans la brutalité de notre époque, par le prisme de la jeunesse.
"Nous avons imaginé un espace trouble propre à faire apparaître la beauté paradoxale du chaos", expliquent Rone et (La)Horde. Ils proposent avec ce spectacle de montrer comment pourrait jaillir de l’effondrement en cours un nouvel imaginaire nourri de la sève de la jeunesse. De quoi ré-ouvrir le champ des possibles rétréci par la peur, la haine et la souffrance et faire une place aux "utopies politiques qui tentent de réinventer le monde".
Violence et corps-à-corps exaspérés
Sur scène, cela se traduit d’abord par un cube massif de béton brut agrémenté de quelques marches. Au cœur de ce cube, un club où les corps se lâchent sur les rythmes techno d’un DJ. Rien de joyeux là-dedans. La musique est dure et menaçante, les corps sont tendus, à bout, la transe apparaît comme une nécessité. Chacun danse pour lui-même, en apnée, sur ce bruit blanc d’apocalypse qui fait vriller jusqu’aux plexus des spectateurs. Quelques couples se forment, à l’intérieur et à l'extérieur du club, mais ils sont toxiques et se déchirent, tandis que des jets de sable tombent des cintres, tels des coups de semonce de plus en plus rapprochés.
Dans un long jeu d’attirance et de rejet, les danseurs vont alors évoquer crûment la violence, jusqu’au viol et au meurtre, via des corps-à-corps désespérés où l’amour le dispute à la haine, dans un cycle de réciprocité sans fin. Dans un climat délétère, un cauchemar poisseux en clair-obscur sur fond de sonorités orageuses, hommes et femmes, hagards, semblent réduits à l’état de bêtes sauvages sans foi ni loi. Puis soudain, dans un fracas épouvantable, c’est l’effondrement. Le cube se disloque. Le ciel crache des centaines de poissons morts.
Changement de vibration
Un peu plus tard, les danseurs s’égayent puis se rassemblent au ralenti, formant un essaim dans lequel se réfugie un danseur frénétique, à contretemps, pour un rendu étourdissant. Une table de DJ où continue d’officier le musicien électronique Rone, est portée par la foule. Tel un chamane, il va aimanter à nouveau les danseurs de rave. A partir de là, le spectacle change de vibration et donne lieu à d’extraordinaires performances physiques, quasi circassiennes, qui laissent la mâchoire pendante – une merveilleuse danseuse, sorte de feu follet à chaussettes vertes, d’une élasticité inouïe, tout en grâce et en folie, nous a particulièrement soufflée.
La lumière, jaune et solaire, revient doucement et avec elle, des cris, tels des pépiements d’oiseaux, enjoués, rieurs. La musique reste tendue, on pense même très fort à My Bloody Valentine, mais les danseurs manifestent, eux, l’effervescence désordonnée d’une cour de récréation. Le climat d’abattement plombé des débuts fait place à un chaos joyeux. Une ronde inclusive, où tous s’insèrent volontairement au fur et à mesure, s’improvise. L’unité retrouvée permet de réveiller les consciences et de lancer l’insurrection, poings et majeurs levés : un futur est possible. Le plafond du Châtelet s’éclaire, alors que tous chantent en chœur.
La force de l'altérité
Deux choses nous ont particulièrement frappé dans ce spectacle. D'abord, l'hétérogéneité des corps de ce nouveau ballet national de Marseille, composé de 18 danseuses et danseurs de douze nationalités différentes. Comme l’écrit dans le livret du spectacle l'écrivain de science-fiction Alain Damasio, dans cette troupe "les joyaux viennent de partout. Il y a des rubis et des saphirs, des lapis-lazulli veinés, des grenats mats et du jaspe, de l’ambre et du granit." Grands et petits, forts ou fragiles, souples ou massifs, ronds ou anguleux, cette grande variété de profils fait la force du ballet. C’est en tout cas édifiant dans cette création.
Par ailleurs, le musicien électronique Rone a été bien inspiré d'inviter (La)Horde à travailler avec lui pour cette carte banche que lui proposait le Théâtre du Châtelet. Les danseurs et le musicien réalisent une collaboration parfaitement organique et symétrique, main dans la main. Personne ne prend l’ascendant sur l’autre, la musique se fond harmonieusement dans la chorégraphie, fait corps avec elle, accompagne les gestes sans les surligner et impose ses climats sans jamais jouer sa partie en solo. Le message politique déployé ici n’est pas un vain mot, il semble éprouvé, il sent le vécu : tous pour un et chacun pour tous.
Room with a view de Rone et (LA)HORDE, au Théâtre du Châtelet jusqu'au 14 mars 2020. (Concernant les dispositions relatives au coronavirus, le Théâtre du Châtelet indique que les représentations sont maintenues mais que les réservations sont closes - consultez le site du théâtre).
Le spectacle sera ensuite montré aux Nuits de Fourvière les 20 et 21 juillet 2020. L'album de Rone Room With A View, tiré en partie de ce spectacle, est annoncé pour le 24 avril 2020 sur le label Infiné.
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