"La Dame aux camélias" bouleversante de John Neumeier à l'Opéra Garnier pour les fêtes
Et même si l’histoire de Marguerite Gautier, la "Dame aux camélias", n’est pas forcément pour les enfants, nul doute que bien des petites filles seront fascinées par la grâce de la danseuse, la beauté triste du danseur, toutes ces belles dames dans leurs robes compliquées qui déambulent… sur les pointes dans le Paris de Louis-Philippe. Décor sobre (c’est l’anti-Noureev), belles lumières : tout pour la danse, et aussi pour la musique, jouée en direct (fort bien) et qui mêle, de Chopin, quelques thèmes célèbres et d’autres plus rares. John Neumeier est coutumier du fait mais les plus anciens, qui ont vu tous ses spectacles, conviennent que cette "Dame aux camélias" qu’il créa pour le ballet de Stuttgart est un des plus réussis.
La force de la chorégraphie
Son écriture, certes, n’est pas révolutionnaire : il se situe après Balanchine et Robbins, dans une tradition nullement minimaliste, au contraire cela danse, cela danse, cela danse. Mais il s’agit, si l’on veut, de romans dansés ou de théâtre dansé : Anna Karénine, Eugène Onéguine (une merveille !), Un tramway nommé Désir, La mouette, la Dame aux camélias, de grands romans, de grandes pièces, où la force de l’écriture et des dialogues est remplacée par la force de la chorégraphie qui véhicule les sentiments, comme… dans un livre ouvert. Le rideau se lève et l’on comprend tout…Jeu de miroir avec Manon Lescaut
A telle enseigne que le moment le plus faible (quoique charmant) se trouve être la danse de caractère quand Marguerite est à la campagne, où garçons et filles, dans des costumes plus impressionnistes que romantiques (tout en blanc), s’amusent entre eux sans faire avancer l’intrigue. Mais, à rebours, Neumeier a eu une idée formidable ; placer la rencontre des amoureux (Marguerite et Armand) pendant une représentation de "Manon Lescaut". Et la courtisane du XVIIIe siècle, au tout aussi triste destin, viendra hanter la déchéance de Marguerite à des moments précis du ballet. Jeu de miroir où, souvent, dans une sorte de rêve, ce n’est plus auprès d’Armand (qui est parti) que Marguerite se console mais auprès de Manon, qui fait une petite place à Marguerite dans les bras de des Grieux, son amant. On admire, dans ses scènes, la beauté de liane et l’élégance de Sae Eun Park, bien soutenue par Fabien Révillon.Autre idée formidable (est-ce exprès, ou dans la distribution des rôles ?) : qu’Armand, dans sa mélancolie, lisant souvent un livre à l’avant du plateau pendant que Marguerite perd ses dernières forces dans son intérieur de plus en plus vide, soit le double de Chopin, avec sa pâleur de tuberculeux (on disait phtisique à l’époque), Chopin qui mourra du même mal, seulement deux ans après elle, que Marguerite Duplessis, le modèle de la "Dame aux Camélias". Ainsi c’est une tristesse diffuse qui baigne tout le ballet car on n’a jamais vu des amants aussi souvent séparés, elle se perdant dans les plaisirs les plus délétères, lui plongé dans la lecture et le rêve -ou le cauchemar, imaginant Marguerite dans les bras d’un autre ou l’y trouvant réellement. Le dernier acte les voit comme Manon et des Grieux, chacun au bras de quelqu’un d’autre.
Mais suit alors une scène sublime (sur la sublime "Ballade n° 1 magnifiquement jouée par Frédéric Vaysse-Knitter) où les deux anciens amants se retrouvent une dernière fois, dans des portés vertigineux où Marguerite, confiante, est comme une enfant qui s’abandonne au sommeil. Un peu plus tard, dans une nudité terrible de la scène, Marguerite meurt en étreignant le vide pendant qu’Armand… lit.
Un ballet très bien construit
"La dame aux camélias" est aussi un ballet fort bien construit en ce qu’il ne recule jamais devant les grandes scènes "de groupe" alternant soigneusement avec les duos (ceux des amants qui ponctuent le drame) ; mais ces scènes, nous l’avons dit, sont toujours "signifiantes", qui mettent en scène le théâtre mondain où se meut Armand et où Marguerite exerce son "métier". Tout cela dans un festival de pirouettes, pas chassés, sauts divers, mouvements d’ensemble, portés périlleux, jetés-battus, bref tout l’arsenal de la danse que Neumeier utilise en maître, soutenu qu’il est aussi par les deux pianistes, Vaysse-Knitter et Emmanuel Strosser, se relayant et parfois même en "personnage du ballet". L’amateur de musique y trouve son compte, qui a droit à un vrai concert (avec le "2e concerto" joué intégralement) en même temps qu’à un spectacle.En prime ce tout petit décalage ironique qui ne gâche jamais le sens de l’œuvre, comme si Neumeier n’était jamais dupe du drame et de l’époque (excessive dans le drame) à laquelle il appartient: petits battements de pieds de Manon pendant un porté (dans le vide donc), danseuses dans leurs lourds costumes qui traversent le plateau sur les pointes. L’ironie passe aussi par les personnages "heureux" : l’abattage gouailleur de Prudence (Muriel Zusperreguy), le délicieux minois presque enfantin de la coquine Olympia (charmante Bianca Scudamore, malgré encore un manque d’envergure dans les sauts et l’amplitude des bras), le Gaston hâbleur et portant beau de Paul Marque.
Merveilleuse Eleonora Abbagnato
Le soir où nous étions le rôle de Marguerite, où triomphèrent Agnès Letestu et Aurélie Dupont, l’actuelle directrice de la Danse, était tenu par Eleonora Abbagnato. Merveilleusement. Abbagnato, avec son étrange beauté, sa blondeur diaphane, ses yeux en triangle (rehaussé par le maquillage), est une Dame aux Camélias à la fois présente et absente, participant aux jeux mondains dont elle est une figure maîtresse mais en princesse lointaine, jouant les figures du charme et de l’élégance parce que c’est son statut. Voir, quand Abbagnato est assise, la beauté du placement des pieds, la courbe des bras moelleusement repliés dans le vide. Et cette grâce constante et retenue laisse place, face à Armand d’abord puis serrée contre lui, à la passion de l’amour qu’Abbagnato transforme instantanément en passion de la danse.Stéphane Bullion n’était pas en reste. Son rôle est cependant, nous l’avons dit, plus détaché, plus romantique. Un regret, que Duval père n’ait que peu à faire, dans une chorégraphie qui se veut moderne, fallait-il faire appel pour cela à cet ancien du Bolchoï qu’est Andrey Klemm ? Autres (petits) rôles sans reproche, ensembles parfaits, dans cette tradition d’excellence maintenue de notre scène nationale où, régulièrement, de jeunes "pousses" sont mises en avant (Bianca Scudamore n’est que coryphée, quatrième titre dans une hiérarchie de six…)
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.