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"Viktor" : l'abécédaire de Pina Bausch entre agacement et fascination

C’est ce que la chorégraphe appelait elle-même une « pièce voyageuse ». Déjà célèbre, elle avait commencé à s’inspirer de lieux, de villes, pour composer ses spectacles : il y aura Palerme, Hong-Kong, Istanbul, Budapest… et Rome dont « Viktor » (1986) s’inspire, pendant trois heures étranges, parfois longues et parfois sublimes.
Article rédigé par franceinfo - Bertrand Renard
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
  (Viktor Tanztheater Wuppertal Pina Bausch ©SCHINKEL)

Une croisière de 3 heures

Rome que Pina Bausch avait découverte en incarnant une cantatrice aveugle dans le chef-d’œuvre de Fellini, « E la nave va », histoire d’un paquebot de croisière reconstitué à Cinecitta. Et c’est effectivement une longue croisière de trois heures sur une scène vide où nous entraîne « Viktor », énigmatique silhouette assise à une petite table de café… sans doute romain. Enigmatique car nous ne saurons jamais qui est ce Viktor mais d’autant plus émouvant qu’il est incarné par Dominique Mercy, fidèle compagnon de Bausch et aujourd’hui un des gardiens du temple.
  (Viktor Tanztheater Wuppertal Pina Bausch ©Jochen Viehoff)

En ouverture une silhouette apparait, visage à nu, robe-corolle rouge, ceinture noire qui enserre la taille, longueur au genou qui révèle la jambe dans un escarpin noir : l’importance, la beauté des jambes des femmes en escarpins dans l’univers de Pina! Cette femme, haut front, pommettes saillantes, rouge à lèvres vermillon, n’a pas de bras. Comme un de ces mannequins de bois sur lesquels les couturiers anciens faisaient leurs dernières retouches. Une valse, entraînante et magnifique, celle de « Mascarade » de Khatchatourian, retentit mais la femme (aux traits presque androgynes dans la nudité du visage) ne danse pas. Elle sourit, immobile. Et déjà on est agacé et fasciné tout ensemble. Agacé par l’absence de danse sur une musique qui s’y prête tellement. Fasciné par la simple image de cette femme qui sourit, de ce rouge cru, de cette élégance blonde et intemporelle. Fasciné, agacé: l’image dure, le temps de la musique. Un homme arrive, pose un manteau de fourrure sur les épaules de la femme sans bras, ils s’en vont.   
  (Viktor Tanztheater Wuppertal Pina Bausch (1) ©Laszlo Szito)

C’est tout Pina Bausch

Et c’est tout cela, si emblématique de son univers, qui sera décliné pendant trois heures. Scènes souvent superbes mais sans lien, sans histoire, fragments de rêves, ou de cauchemars, rêves dansés, rêves criés, rêves immobiles, rêves heureux, rêves étranges, même absurdes, avec l’Italie pour prétexte, l’Italie plus encore que Rome, des musiques du Nord au Sud, de Lombardie, de Toscane, des Pouilles ou de Sicile, mais aussi de Bolivie, du baroque danois Buxtehude, du Moyen Age, et puis la symphonie « Pathétique » de Tchaïkowsky (sur laquelle, là aussi, personne ne danse mais s’y passe tant d’émotion!) Bande-son sublime de richesse, costumes magnifiques, en noir et blanc pour les hommes, pour les femmes robes du soir ou robes au tissu «Liberty», version fripes. 

L’Italie populeuse, l’Italie ducale. Si vraiment on garde l’Italie en tête, comme dans la scène délicieusement drôle entre trois serveuses fatiguées et un client sans exigence dans une trattoria miteuse, et plus proche de Jacques Tati ou de Pierre Etaix que de Fellini. Volupté de ces femmes en chair et en courbes, aussi danseuses que mimes, dans la manière dont elles bougent et surtout dont elles ne bougent pas.

Et la danse dans tout ça ?

Oui, la danse…
Car l’on s’est aperçu très vite (on le savait évidemment déjà un peu mais c’est si frappant dans « Viktor ») qu’on ne danse pas beaucoup durant ces trois heures. On s’en doutait, parce qu’on n’est pas toujours, osons le dire, un inconditionnel de Pina et c’est un peu à cause de cela. Mais on se rend compte aussi, maintenant que toute son œuvre est là, devant nous, ou en tout cas dans les mains de ses héritiers, et qu’il n’y en aura plus jamais d’autre, de la cohérence de son travail, de sa pensée, elle qui, finalement, aura été un peu (pas elle seulement bien sûr) à l’origine de ce courant qui nous a souvent exaspéré, la non-danse. Ou, pour résumer un peu vite, cette propension de grands chorégraphes à ne pas faire danser les danseurs, mais à leur faire faire tout autre chose, du chant, de la marche, de la déclamation, pourquoi pas du café. Si l’on s’ennuie parfois (allez, soyons francs, on a entendu certains spectateurs qui soupiraient vraiment) dans la première partie de « Viktor », c’est que la danse occupe, sur une heure et demie, un petit quart d’heure. Si la seconde partie passe beaucoup plus vite, c’est qu’il y a plus de danse ; c’est aussi bête que ça.
Mais la très maligne Pina sait aussi que si l’on ne danse pas, il faut faire du spectacle, intelligence que n’auront pas toujours ses suiveurs de la non-danse. En fait pour Pina Bausch, la danse est aussi théâtre, la danse est spectacle, la danse est art total, et relie les éléments de rêve du créateur qu’il projette ensuite sur la scène. On aurait dû se méfier, relire le nom de sa troupe : « Tanztheather ». Le théâtre de danse, ou la danse-théâtre.
  (Viktor Tanztheater Wuppertal Pina Bausch (2) ©Laszlo Szito)

Et puis vient aussi se greffer, en regardant « Viktor », une autre interrogation. Qu’aurait fait Pina, de «Viktor», aujourd’hui? Dominique Mercy, la magnifique Julie Shanahan (la femme en rouge, l’égérie), ne sont que les surveillants d’un héritage forcément intouchable. Aurait-elle, Pina, conservé certaines lenteurs, certaines redites, la jeune fille qui dit « Bonsoir » (séquence interminable), le personnage-fantôme entortillé de noir, image de la mort ou du destin, insupportablement redondant ?  Aurait-elle conservé cette belle idée du retour avec le mariage des morts et cette image finale, comme une réunion dernière autour de sa mémoire? Aurait-elle changé, qui sait, la moitié de l’œuvre ?

Ce qu’elle n’aurait pas changé (ou alors c’est à n’y rien comprendre) c’est toute la partie dansée, si belle, si bauschienne. La magnifique utilisation des bras, complexe et véhémente, parfois comme un anneau de Moebius vivant, les avancées du fond de la scène, en diagonales alternées, le corps arc-bouté, les pieds balayant le sol, par vagues (les hommes avec un désordre plus sauvage). Et les merveilleux serpentins de couples sur les nostalgiques chansons de la Berlin des Années folles (ou de la vieille Italie rurale), femmes et hommes en face à face, et heureux, si heureux. Et l’on voudrait alors que ces séquences si simples au regard (et sans doute très complexes à réussir) ne s’arrêtent jamais, que ne s’arrête jamais, sur le chant rocailleux du paysan de Calabre, la « danse de pieds » à la Fred Astaire de Dominique Mercy et d’un tout jeune danseur, que ne s’arrête jamais, sur les tubes d’Irving Berlin (« Cheek to cheek »!), le magnifique balancement, suspendues à des anneaux, de femmes démesurément souriantes dans leur robes du soir, comme entre terre et ciel, un ciel éclaboussé d’orange autour d’elles et, derrière elles, le fond noir de la terre, et refusant de choisir: cela, c’est le miracle bauschien, et le miracle de ses danseuses de nous le faire voir. Et de nous le graver dans la mémoire, nous rappelant aussi que l’univers de Pina Bausch est peut-être mélancolique mais jamais triste, en tout cas toujours plein de petites lumières.
  (Viktor Tanztheater Wuppertal Pina Bausch (3) ©Laszlo Szito)

Alors, dans ce grand théâtre du Châtelet ou quelques places restaient encore vides au paradis (d’où Pina regardait peut-être sa merveilleuse troupe), il y avait les inconditionnels de Pina Bausch et de moins inconditionnels mais personne ne doutait au bout de ces trois heures qu’elle demeurait un des créateurs majeurs de la danse de ce temps. Mieux, un des jalons de l’avancée de la danse vers quelque chose d’universel. 

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