Noël Solidaire : le Théâtre de la Ville "fait entrer la poésie dans les hôpitaux de Paris"
"C’est comment votre prénom ?" demande la comédienne Sophy-Clair David dans la salle d’attente du service oncologie de l’hôpital La Pitié-Salpêtrière. Depuis plus d’un an, elle a avec une quarantaine de comédiens, une permanence dans ce service tous les mercredis de 14h à 16h. Elle vient donner des consultations poétiques. "C’est un petit moment avec un artiste qui dure 20 min. On pose des questions pour prendre un peu la température, la sensibilité du moment, et en fonction de l’échange on vous lis un poème", explique Sophy-Clair à William, un patient d’une trentaine d’années qui attend une consultation avec une psychologue.
"C’est une invitation à faire entrer la poésie dans la vie. Ça vous dit d’essayer ?". William suit Sophy-Clair dans une petite salle où l’attend Marie Lauricella, une autre comédienne. "C’est un moment intime en face à face. Au début on pose des questions très larges, puis on se rapproche progressivement de la poésie pour emmener les gens ailleurs", décrit Sophy-Clair en fermant la porte de la petite salle.
"Réinventer les liens entre culture et champ social"
C’est la 3e édition du Noël Solidaire organisé par le Théâtre de la Ville de Paris. Depuis 2020, 150 artistes de tous horizons venus de la compagnie Shechter II, de la troupe du Théâtre de la Ville ou de la Troupe de l’Imaginaire, proposent des spectacles, des consultations poétiques et des ateliers de pratique pour des personnes isolées, âgées, malades ou en situation de précarité. "Notre engagement est de réinventer les liens entre la culture, la santé, l’éducation et le champ social. Ensemble, cette année encore, nous chercherons à réaffirmer, sur le terrain, nos engagements d’artistes et de citoyens", explique Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville et initiateur du projet.
"C’est une aventure qui a commencé 10 ans en arrière. Emmanuel Demarcy-Mota voulait mettre du théâtre dehors et aller à la rencontre des publics", raconte Sophy-Clair David. "Il envoyait ses comédiens faire des consultations poétiques sur des quais de gares, des bibliothèques, des cafés, pour amener de la vie et du théâtre dans la ville", poursuit-elle.
"Médecins de l’âme"
Les consultations poétiques ont toute une mise en scène. Les comédiennes sont en blouse blanche, et délivrent une "prescription poétique" à la fin de la consultation qui ne dure jamais plus de 20 minutes. "Ce n’est pas n’importe quel artiste qui peut faire ça. On n’est pas psy mais il faut avoir une grande sensibilité à l’humain et une écoute", explique Sophy-Clair.
Elle se déplace de chambre en chambre dans le service de l’hôpital afin de convaincre des accompagnants ou des patients. Anne, ancienne médecin de 78 ans, est au chevet de son mari atteint d’un glioblastome de grade 4 depuis 4 ans. "Il s’est endormi je peux faire la consultation si vous voulez", dit-elle en souriant.
Elle prend place en face de la comédienne Marie Lauricella qui commence à lui poser des questions d’abord très usuelles : "Comment ça va aujourd'hui ? Comment avez-vous rencontré votre mari ?", puis elle passe à des questions plus profondes. "Est-ce qu'il y a des choses qui vous manquent aujourd'hui ?". Anne répond sans réfléchir "les voyages, les sorties, les théâtres. Maintenant je suis quand même un peu bloquée." Marie la relance : "Si vous pouviez partir en voyage, vous partiriez où ?". "Ah bah en bateau, je ferais une croisière. Je ne sais pas où j'irais, peut-être autour de Cuba, au Pôle Nord ou en Norvège", songe Anne. Elle en profite pour évoquer ses souvenirs de croisière en bateau à voile avec son mari.
"A relire à voix haute pendant 3 jours"
La conversation est touchante et très personnelle. En quelques minutes, Marie réussit à balayer la vie compliquée d’Anne. Son cancer du sein, son accident de voiture quasi mortel, sa carrière de médecin, ses enfants et petits-enfants et bien-sûr, les hospitalisations de son mari aujourd’hui incapable de parler. "A chaque jour suffit sa peine. Heureusement j'ai un caractère très optimiste. Donc dès qu'il y a un petit rayon de soleil, je me dis qu’on a de la chance. J'ai toujours été positive, c'est ma nature", raconte Anne en souriant.
La consultation se termine par le poème. Marie décide d’en lire deux. "Il y en a un qui parle de la nature, il m’a tout de suite fait penser à vous. Et puis il y en a un qui parle un peu de la situation. Vous préférez lequel d'abord ?" Marie commence par La vie profonde d’Anna de Noailles, puis Elévation de Baudelaire. "Je vais vous prescrire ce qu'on appelle une prescription poétique. Car j'ai une blouse, mais je suis plutôt médecin de l’âme", poursuit Marie. "Ce sera à relire à voix haute pendant 3 jours, le matin. Et puis le 4e jour, le lire bien évidemment à quelqu'un que vous aimez et je vous laisse choisir."
Anne sort de la salle le sourire aux lèvres en emportant un exemplaire des poèmes. "Il y a beaucoup de personnes qui sortent de consultation et on sent qu’on leur a fait bouger quelque chose en eux de très fort. C’est à ce moment-là, qu’on sait que l'art guérit", songe Marie.
Améliorer le quotidien des patients
"Ah mais pendant que vous sirotez votre café, vous devriez profiter de la consultation !" Florence Laigle est neurologue et s'occupe d'un groupe de soins dans le service oncologie de La Pitié-Salpêtrière. "On essaie de voir toutes les initiatives qui améliorent le quotidien des patients. Avec mon chef de service on a accueilli à bras ouverts les artistes", explique-t-elle.
Elle ressent les bénéfices des consultations poétiques sur les patients : "Il y a une vraie relaxation. Ce sont des patients lourdement atteints de tumeurs cérébrales avec des thérapies assez lourdes. Ils ont une grosse incertitude sur leur avenir."
Antidote poétique
Les consultations poétiques changent le rapport entre les artistes et le public. "On pourrait s'interroger sur notre statut d’artiste parce qu'on n'est pas sous les projecteurs, mais quand on voit comment un texte peut faire du bien je sais que j’ai accompli ma mission", sourit Sophy-Clair derrière son masque.
Les comédiens du Théâtre de la Ville sont aussi intervenus en prison : "C’était incroyable, parce qu'ils sont enfermés et la poésie ça ouvre. J’avais l’impression de ne plus être en prison pendant 10 min. Il y a vraiment des moments de grâce, des petits bouts d'éternité accentués par des contextes, mais pas seulement", se remémore la comédienne.
Ces moments poétiques n’ont pas exclusivement lieu dans les hôpitaux. "On a des moments magnifiques dans l'espace public. C’est très enrichissant parce qu'on rencontre des profils différents, parfois loin ou proche de nous", rapporte Sophy-Clair. Elle se souvient de certaines personnes en pleurs avec des histoires difficiles : "On n’est pas psy, et pas non plus là pour porter tous les malheurs du monde. Tout ce qu’on fait c’est poser des questions pour faire venir le poème. C’est comme ça qu’on fait du bien."
Succès pendant le confinement
Pendant le confinement, les consultations poétiques connaissent un vrai succès. Organisées uniquement par téléphone, elles sont ouvertes à tous sur rendez-vous : "Les personnes s’inscrivaient, on ne faisait pas de démarchage. J’appelais 6 personnes par jour. On était 40 comédiens donc 40 fois 6 personnes par jour, c’était énorme", se souvient Marie comédienne dans la Troupe de l’Imaginaire.
"On est tombé en chômage technique pendant le confinement. Donc dès qu’on a vu qu'on pouvait continuer à exercer notre travail par téléphone, tout le monde a voulu le faire", ajoute Marie en précisant avoir toujours été rémunérée pour ces prestations.
Consultations à l’international
Les consultations se déclinent sous plusieurs formes. "Il y a autant de médecines poétiques que d’artistes" explique Sophy-Clair. Les consultations ne sont pas que poétiques. Elles peuvent également être musicales ou dansées et chaque artiste a un rapport différent à l’exercice. "Il y a des danseurs qui vont amener les gens à danser, pour d’autres ce sera vraiment une forme de représentation", poursuit Sophy-Clair.
Un partenariat a commencé avec des lieux culturels internationaux comme le théâtre de La Pergola à Florence. Le projet se transmet dans de nombreux pays. "On a eu un prix à New York pour l’initiative et des comédiens en Estonie et en Corée du Sud s’y sont mis", précise Marie.
Des consultations ont aujourd’hui lieu sur le continent africain. Sophy-Clair est fière de cette transmission : "On a été un relai poétique. C’est une passation plus qu’une formation vers les comédiens africains."
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