Interview "Que les femmes noires queer sortent du placard !" : l'artiste Sema-Tawi célèbre la culture ballroom dans "Fantasma" aux Folies Bergère

Pour sa reprise aux Folies Bergère, le cabaret "Fantasma" intégralement composé d’artistes issus de la communauté queer, rend hommage à la culture ballroom à travers Sema-Tawi, une performeuse qui réenchante un pan de culture encore marginalisé.
Article rédigé par Yemcel Sadou
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11min
La performeuse de la House of Ninja, Sema-Tawi, pour le cabaret "Fantasma" aux Folies Bergère. (CLEMENT DEZELUS)

" I'm one of one, I'm number one, I'm the only one". Les notes du titre de Beyoncé, Alien Superstar, résonnent et nous plongent dans une autre dimension. Bienvenue au cabaret Fantasma, une création lancée aux Folies Bergère par Marc Zaffuto, roi des nuits parisiennes avec ses soirées Club Sandwich, et Manon Savary, fille cadette de Jérôme Savary qui a laissé son empreinte dans les Mugler Follies de Thierry Mugler.

Composé intégralement d’artistes queer, ce spectacle réinterprète le cabaret en version LGBTQIA+. Parmi les artistes, on trouve Sema-Tawi, figure de la communauté ballroom, culture underground développée dans les années 1970 à New York. Forme de revendication de la part des minorités sociales et queer, particulièrement les femmes trans noires et latino-américaines, la ballroom constitue avant tout une famille. La plupart des personnes de cette communauté appartiennent à des groupes structurés en "Maisons" ("Houses" en anglais).

La ballroom a aussi donné naissance à des formes d’art dont le voguing, danse urbaine imitant les poses de mannequins lors des défilés de mode ou sur les couvertures de magazine. Au-delà du voguing, il existe de nombreuses autres performances pratiquées dans des ball, les compétitions dans lesquelles les membres de la communauté concourent pour un trophée. Les performances sont structurées en catégories. Sema-Tawi concourt à l’origine dans la catégorie "Body" ("Corps"), qui juge la confiance en soi des participants. Pour Fantasma, Sema-Tawi s’essaye à la catégorie "Sex Siren", qui joue sur l’érotisme du corps et passe parfois par le striptease.

Franceinfo Culture : Vous faites partie de la communauté ballroom et de l'un de ses groupes les plus respectés, l’iconique House of Ninja. Comment incorporez-vous cet esprit ballroom dans le spectacle "Fantasma" ?

Sema-Tawi : La communauté ballroom peut être difficile à appréhender, quand on ne la connaît pas. J’ai toujours l’impression que je serai incomprise, même dans ma propre communauté. Les femmes lesbiennes et bisexuelles ne sont pas toujours mises en avant, on connaît toujours plus de critiques et de jugement. J’amène l’énergie d’une catégorie qui s’appelle Sex Siren. Il y a une séparation entre qui je suis sur scène et dans la vie quotidienne. Dans la vie, je suis butch (masculine) alors que sur scène, je suis très féminine, presque nue. En tant que femme queer, on est souvent mises dans deux cases. Soit celle de la butch lesbienne (que je suis un peu), ou celle de la fille très sexy et féminine qui embrasse des filles, une sorte de fantasme pour les hommes hétérosexuels.

C’est intéressant d’explorer la féminité et ce qu’elle veut dire pour moi, à travers ces catégories de la ballroom. La catégorie Sex Siren n’est pas vraiment la catégorie que je pratique dans la communauté. Je trouve que c’est une performance qui a changé par rapport aux années 1990. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de montrer ses parties intimes pour rendre compte d’une sexualisation. Les artistes des années 1990 étaient entièrement couvertes et arrivaient tout de même à délivrer ce côté sexy sans forcément se dénuder. Penser à ces femmes m’aide sur scène à être plus à l’aise avec ma personnalité.

Comment avez-vous rejoint le spectacle alors que vous n’avez pas le profil cliché de la danseuse de cabaret ?

Je suis une femme noire queer et les directeurs artistiques du spectacle cherchaient quelqu’un qui ne rentrait pas dans les normes françaises. Il y a beaucoup de cabarets, ils auraient pu prendre facilement des artistes du Lido, du Moulin-Rouge, du Crazy Horse… Mais ce n’est absolument pas l’énergie du spectacle. Il raconte ce que les artistes queer traversent. Beaucoup de gens nous admirent pour qui on est, et ne réalisent pas les combats que nous menons tous les jours contre les stéréotypes. C’est ce qui nous différencie d’un cabaret classique. Je vis en France depuis huit ans et quand je suis arrivée, j'étais très tendue. Le racisme et l’homophobie sont courants et tout le monde semblait l’accepter. Maintenant, je vois de plus en plus de personnes prendre la parole et dénoncer ce qu’ils vivent. Avec la perspective des Jeux olympiques, il faut que la France se réveille. Il va y avoir un afflux de personnes aux identités multiculturelles, et ces comportements racistes ne seront tolérés par personne. C’est la même énergie qui traverse le spectacle, une énergie fraîche, de renouveau, de nouveauté sur le plan humain et culturel, dont la France a totalement besoin. Il faut que les gens arrêtent d’être mauvais les uns avec les autres.

Est-ce que la France est prête pour accueillir ce genre d’artistes ?

La France n’est pas prête, elle ne l’est jamais ! Il y aura toujours cet aspect choquant. Les fondations de ce pays sont très classiques, en termes de mentalité et de contrôle des postes de pourvoir. La France ne sera jamais prête pour des artistes comme moi, mais c’est ce qui rend cela challengeant. La France n’est pas la seule, le Royaume-Uni d’où je viens, n’est pas prêt non plus, même si les citoyens croient qu’il s’agit d’un pays multiculturel. Il y a les mêmes problématiques qu’en France sur tous les plans. Il faut une confrontation claire et honnête pour permettre le changement. C’est le multiculturalisme qui rend l’Europe si cool et intéressante. Il ne faut pas contrôler les gens et les pousser à rentrer dans une case ou des carcans. Pas besoin de toujours voir des filles minces, blanches et blondes sur scène parce qu’on considère qu’il s’agit de l’essence du cabaret. C’est ennuyeux.

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Est-ce aussi la responsabilité des directeurs artistiques ?

Oui bien sûr, mais tout le monde doit porter ces valeurs. Des producteurs aux techniciens, tout le monde doit croire en cette représentativité. Les sponsors doivent aussi porter ces valeurs. Ce que j’aime avec Marc Zaffuto et Manon Savary, c’est qu’ils sont très ouverts et on a déjà eu ces conversations. C’est très important que les personnes avec qui je travaille soient sensibilisées, pour me sentir dans un environnement sécurisé. C’est aussi une forme de respect pour moi et ma communauté. Même si je veux inspirer tout le monde, je veux aussi toucher et encourager les femmes noires queer à sortir du placard. Même si beaucoup d’entre elles le font, encore trop de ces femmes subissent les pressions sociales et sociétales, et sont mises dans des cases. Ça me rend à la fois heureuse et triste de voir dans le public seulement trois ou quatre personnes noires. Cela n’a rien à voir avec le spectacle, mais plutôt avec notre société, si peu inclusive. Beaucoup de personnes n’ont pas cette confiance en eux qui leur permet d’assumer de venir à ce genre de spectacles.

Quel soutien vous apporte la communauté ballroom ?

Les membres de ma House avec qui j’ai grandi, Kylie, Sky, Mystic, Aishah, Kaia, sont mes meilleurs amis dans la vie. Quand je gagne, tout le monde gagne. Il y a quelques jours, je me suis blessée à la cheville, et c’est ma sœur Mystic qui est venue me remplacer ! C’est notre énergie, on essaye de conserver cette synergie positive, et se protéger le plus possible. Je ne parle pas non plus de toutes mes réussites autour de moi. Beaucoup d’artistes de la culture ballroom croient que le succès est inatteignable, qu’ils ne pourront jamais vivre de leur art. Ce saboteur intérieur les empêche souvent de soutenir ceux qui peuvent avoir du succès. C'est encore lié à notre construction sociologique. Nous n’avons pas la même confiance en nous que certains bourgeois du XVIe arrondissement de Paris, à qui on a répété tous les jours que tout est atteignable. C’est une mentalité différente. Beaucoup de personnalités de la communauté sont venues me voir comme Matyouz de la House of Ladurée ou Hanabi Mugler, l’une de mes sœurs le plus proches. C’est lorsque des membres de différentes Houses viennent vous voir, qu’on réalise le respect porté par sa communauté. Surtout lorsqu’ils paient leur billet alors que c’est difficile pour nous financièrement !

L’une des légendes de la culture ballroom, Leiomy Maldonado, exprime fréquemment sa crainte de voir cette culture devenir trop répandue. Qu’en pensez-vous ?

Je suis assez d’accord avec elle. Il y a le risque de perdre l’essence de cette culture. Des shows télévisés, comme Legendary, ne rendent pas compte de l’ambiance de la ballroom. Nous sommes une communauté sociale. Les femmes latinos et caribéennes étaient très expressives et énergiques dans leur manière de parler. C’est cet aspect combatif qui fait l’essence de la ballroom. Ce sont aussi tous ces enfants de la rue qui ont trouvé un endroit sécurisé pour s’exprimer, alors qu’ils sont tristes, contrariés, mais aussi heureux. Ce sont tous ces sentiments qu’on retrouve dans chaque performance. Je pense que la ballroom peut aider chaque membre à évoluer dans la vie, en trouvant une nouvelle famille. Mais je rejoins Leiomy lorsqu’elle dit que commercialiser cette culture n’est pas possible, surtout lorsque les bénéfices ne vont pas à la communauté. Les personnes choisies pour les campagnes de pub par exemple, ne font souvent pas partie de la communauté et ne font que nous imiter. La ballroom n’est pas chorégraphiée, elle vient des tripes. Sans cette énergie, elle ne veut plus rien dire. Pire, cela change la communauté ballroom elle-même.

Le cabaret "Fantasma" aux Folies Bergère les 3, 4, 5 et 6 janvier 2024 à 20h et pour un mois du 18 juillet au 17 août 2024.

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