A Avignon, acteurs et marionnettes main dans la main dans "L’Institut Benjamenta" de Bérangère Vantusso
Sur la scène du Gymnase du Lycée Saint-Joseph, les premiers comédiens que l’on voit sur le plateau sont tous chauves, portent le même uniforme, ont le même geste. Image glaçante de l’uniformité voulue à tout prix dans l’Institut Benjamenta, Tous, sauf un, qui vient à peine d’arriver, celui qui incarne Jacob. Mais dès que le jeune homme entrera dans cette dure école qui forme des domestiques, il devra lui aussi se conformer à la règle. Lui, comme les autres, au-delà de l’uniforme, devra endosser une nouvelle personnalité, un nouveau visage : la marionnette. C’est ainsi que le public les reconnaîtra tous. La voix viendra du comédien, son apparence physique, elle, sera en marionnette, à la manière du théâtre japonais bunraku qui dissocie le corps et la parole. Le jeu se corse (et s’affine) quand une marionnette est jouée par plusieurs comédiens… et vice-versa. "L’Institut Benjamenta" est la pièce que présente au Festival d’Avignon Bérangère Vantusso, metteure en scène et marionnettiste dont le travail depuis plus de dix ans mélange de vrais comédiens et des marionnettes. Son idée, faire évoluer pleinement cet art dans l’univers théâtral et dramaturgique d’aujourd’hui.
Adaptation du roman de l’écrivain suisse du début du 20e siècle, Robert Walser, la pièce L’Institut Benjamenta part de la simple (mais fondamentale) question : comment échapper à un destin déjà tracé ? Dans le cas de Jacob von Günten, issu d’une famille aisée de grands conseillers du prince, la réponse est dans la fuite, et dans l’inscription dans cette école spartiate qui apprend à servir. Règle de conduite : l’obéissance absolue et l’apprentissage de l’humilité. Mais l’objectif de Jacob est plus clair encore : "devenir un beau grand zéro".
Culturebox : c’est le néant que recherche Jacob avec ce "zéro" ?
Bérangère Vantusso : l’auteur du roman, Robert Walser, parle de zéro, comme d’une sorte de figure idéale. Le zéro, oui, c’est le "rien". Mais par le récit, par la touche du marionnettiste, par la relation à l’autre, et notamment au directeur de l’Institut auquel il finit par se lier, ça devient un "tout". La relation à l’autre est beaucoup questionnée ici : ça se termine par "nous nous donnâmes la main" et ça veut dire beaucoup de choses.
Il y a pour vous une évidence entre le thème du livre de Robert Walser et le travail avec les marionnettes…
Oui, toute la dialectique autour de la domesticité, l’idée d’être au service des autres, de recevoir des ordres, me fait penser très fortement à la marionnette. Il y a un duo, un couple antithétique du maître et de l’élève, du dominant et du dominé, du manipulateur et du manipulé qui évidemment fait écho avec le travail de marionnettes.
La marionnette a un rôle dans votre configuration de mise en scène.
Je l’ai envisagée au début comme si c’était l’outil permettant d’entrer dans cette école. La première idée de mise en scène était que les garçons aient un grand sac dans lequel ils trouveraient des marionnettes comme un nécessaire pour exercer ce métier. (Ndlr : ces sacs sont devenus des boîtes en carton et leur découverte par les comédiens est une des scènes les plus esthétiques de la pièce). Ces marionnettes vont aider les garçons à apprendre cette espèce de « moi domestique » qui est parfois en décalage et parfois en osmose, avec le moi intime.
Ensuite il y a une question centrale, dans le roman comme dans le travail de la marionnette, qu’on pourrait résumer ainsi : qu’est-ce qui nous meut ? C’est la question du libre arbitre souvent posée dans les spectacles que je monte. Qu’est-ce que ça veut dire d’être libre et par quoi est-on animés ou par quoi est-on manipulés ? Par notre hérédité, par la société, par la culture : le directeur ne dit-il pas, à la fin : "échappez à la culture parce que ce ne sont que des codes en permanence en train de nous modeler de manière inconsciente" ?
Le nombre de marionnettes dans la pièce passe de cinq à dix, puis à quinze, leurs visages se ressemblant toujours plus… est-ce un signe de la déshumanisation en marche dans l’école ?
Pour moi c’est l’idée que le personnage de Jacob envahit de plus en plus cet institut. Il obnubile tout le monde et devient la préoccupation centrale de tous les acteurs. Sur le principe, c’est toujours Jacob et en même temps, il est manipulé par d’autres acteurs que celui qui incarne Jacob. Plus arrivent ces marionnettes, plus on se rend compte qu’elles sont toutes le même visage. Donc la déshumanisation y est. Surtout, ce qui m’importe, c’est que le personnage de Jacob reste insaisissable, qu’on ne puisse pas en faire le tour, parce que c’est vraiment la sensation que j’ai eue à la lecture du roman et c’est ce qui nous montre que Walser porte une parole qui n’est jamais dogmatique. Il est tout le temps en train de questionner ce qu’il vient de mettre en place. Il crée un cadre et il questionne le cadre. D’où le nombre de marionnettes : il y en a cinq, puis dix, puis quinze. Elles sont parfois manipulées par un, par deux acteurs, parfois celui qui parle est celui qui manipule, parfois il est éloigné.
Parlons de vos marionnettes : pour la première fois dans votre travail, elles ont les jambes coupées…
Oui. Les marionnettes sont toujours de facture très réaliste : en revanche, on se pose à chaque fois la question de l’échelle, et pour la première fois il y a eu cette question de les avoir sans jambes mais de pouvoir créer ce qu’on appelle des chimères. C’est-à-dire que quand le marionnettiste prend la marionnette devant lui, ses jambes à lui deviennent les jambes de la marionnette. Donc on est sur un outil à deux branches : soit les marionnettes sont posées sur la table, soit on travaille avec elles avec cette chimère. Ce qui fait que le spectre entre l’objet et le très vivant, est vraiment très large et c’est dans ce spectre que j’aime écrire.
Revenons pour finir à l’histoire et à ce qu’elle dit : l’institution est représentée par le directeur qui lui, évidemment, n’est pas en marionnette. C’est un homme d’un grand cynisme…
Je trouve plutôt qu’il est ambivalent : il a du cynisme, oui, mais il fait aussi un chemin. Et d’ailleurs l’adaptation que j’ai faite s’est beaucoup recentrée sur le renversement du directeur. Je le formule presque comme une utopie : comment renverser le pouvoir par l’humilité, faire prendre conscience d’une certaine vanité de l’ordre, de la hiérarchie, du pouvoir, par d’autres valeurs qui sont celles que défend Walser ? C’est un auteur que je suis assez fière d’amener ici parce que les gens ne le connaissent pas. C’est un grand poète.
Quel état d’esprit domine la pièce ?
Un esprit d’ouverture, d’espoir ! Jacob finit par décider de partir dans le désert. Et le désert, c’est beau, c’est la figure du possible ! Il dit : je verrai s’il n’y a pas moyen de vivre aussi au désert, de respirer, de rêver d’être libre, de vouloir faire le bien et de le faire !
"L’Institut Benjamenta", d'après le roman de Robert Walser
Mise en scène de Bérangère Vantusso
Festival d'Avignon - Gymnase du Lycée Saint-Joseph
Jusqu'au 13 juillet 2016 à 15 heures
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