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À l’Odéon, l'énigmatique "Ivanov" de Luc Bondy et Micha Lescot

Luc Bondy monte « Ivanov » de Tchékhov avec Micha Lescot qui fut, il y a peu, son « Tartuffe ». Lescot est déjà sur le plateau quand le public entre : assis sur une chaise, barbu, prostré, les jambes de biais, tourné vers le rideau de scène. Autiste ou quasiment. Qui est Ivanov ? On se le demande. Trois heures plus tard, on continue de se le demander.
Article rédigé par franceinfo - Bertrand Renard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Micha Lescot (Ivanov) et Marina Hands (Anna Petrovna)
 (Thierry Depagne)

Qui est donc Ivanov ? Un de ces petits propriétaires terriens, grand-bourgeois voire aristocrate, incapable de gérer son domaine mais qui a épousé une riche héritière… juive. Par amour ou pour sa dot ? Première énigme. Les parents de la jeune femme ne leur ont pas donné un sou, ils vivent chichement. Ivanov, désoeuvré, sort, le soir, sans elle, elle, Anna Petrovna, atteinte de tuberculose, va mourir. De la maladie, de ce rejet général ? Deuxième énigme.

Le mariage d'Ivanov et Sacha
 (Thierry Depagne)
Ivanov se remariera avec Sashenka, la fille de ses voisins Lebedev, amoureuse de lui depuis toujours. Amoureuse d’Ivanov ou amoureuse de l’idée qu’elle pourra le sauver ? Troisième énigme. Et pourra-t-elle le sauver ? Là il n’y a plus d’énigme, il y a le destin.

Ivanov le velléitaire, Ivanov le dépressif, avant que la psychanalyse et la médecine puissent le nommer ainsi. Mais Tchékhov le médecin a évidemment vu des cas semblables, confits dans l’ennui, le profond ennui de l’été russe, de la campagne russe, de la bourgeoise mesquinerie russe, de l’antisémitisme russe : riches veuves, héritières avares, maris tristement soumis, commerçants triomphants car ils sont, eux, dans l’ACTION.

Et Lvov, le jeune médecin à barbiche et petites lunettes (comme Tchékhov), l’idéaliste et honnête Lvov qui, dégoûté par la faillite morale de cette société tsariste à bout de souffle (et secrètement amoureux d’Anna Petrovna) deviendra un de ces ayatollahs révolutionnaires impitoyablement intolérants (Yannick Landrein, qui fut le Valmont de John Malkovich dans « Les liaisons dangereuses », y est formidable et… méconnaissable).
Micha Lescot - Victoire Du Bois - Marina Hands
 (Thierry Depagne)
Et au milieu, Ivanov-Micha Lescot. Désarmant de clarté d’esprit : les pires. Des mots, jamais d’actes. Pas de révolte. Que des phrases chuchotées. Le dégoût de vivre, le désespoir existentiel. C’est fort. Et pourquoi pas ? On s’agite autour de lui, aucune tendresse, la méchanceté, la cruauté, le vide, un vide si bien rendu qu’on se demande, à la réception chez les Lebedev, si un acteur n’a pas oublié sa réplique tellement le temps semble long.

Vision noirâtre, lugubre. Et c’est bien le problème : Tchékhov, ce n’est ça. Les acteurs ne sont pas en cause. Marina Hands : les imprécations d’Anna avant de mourir sont d’une grande actrice. Mais elle n’est jamais la pauvre Anne, Anna, la rejetée : trop saine, trop affirmée.
Marina Hands et Micha Lescot
 (Thierry Depagne)
Chantal Neuwirth, Marie Vialle, femmes vieillissante ou arriviste, très bien, Christiane Cohendy superbe en bourgeoise grippe-sou : mais quand est-on ému par la solitude de cette femme que sa fille, Sashenka, méprise, à qui son mari ment ? Jamais. Jamais d’émotion chez le commerçant Borkine de Laurent Grévill, chez le comte Chabelski qu’Ariel Garcia Valdes surjoue.
Micha Lescot - Ariel Garcia Valdès - Marcel Bozonnet
 (Thierry Depagne)
Seul Marcel Bozonnet, en Lebedev, est touchant d’humanité. Et Victoire Du Bois. Révélation que Victoire Du Bois, Sacha (Sashenka) qui veut sauver non pas une âme (on n’est pas chez Dostoïevski) mais un cœur humain, celui de son Ivanov, comme la magnifique Sonia dix ans plus tard avec son oncle Vania. Sonia réussira, pas Sashenka. Mais Victoire Du Bois est DANS Tchékhov. Non, comme les autres, dans Brecht, dans « Noces chez les petits-bourgeois »
Micha Lescot (Ivanov) - Victoire Du Bois (Sacha)
 (Thierry Depagne)
Car ce qui fait qu’on joue Tchékhov encore et encore et qu’on est bouleversé par lui encore et encore (en six pièces, en seulement six pièces !), c’est que Tchékhov ne fait pas de satire sociale au vrai sens du terme. Ces femmes, ces hommes qu’il nous montre, avec leurs lâchetés, leurs compromissions, leurs élans, leurs rêves gâchés, leur bonté intermittente et leur désespoir, leur humanité claire et sombre à la fois, il les aime profondément et nous les aimons aussi parce qu’ils sont comme nous. Ils sont comme nous, tout imprégnés qu’ils sont de leur époque et de leur pays, ils sont comme nous et on a envie de les réentendre pour nous comprendre nous-mêmes et cela durera ainsi très longtemps, dans d’autres époques et dans d’autres pays. Cela, Bondy n’a pas su ou voulu nous le montrer.

Alors on sort dans la nuit d’hiver en se disant : « Ce n’est pas Tchékhov qu’on a vu, c’est du théâtre. C’est du théâtre dont la vie, jusqu’à la dernière minute, s’est retirée. » Y compris d’Ivanov ? Bondy et Lescot le savent-ils eux-mêmes ? Dernière énigme…

"Ivanov" d’Anton Tchékhov, mise en scène de Luc Bondy
Théâtre de l’Odéon à Paris
jusqu’au 1er mars, puis de nouveau du 7 avril au 3 mai.



 



"Ivanov" au théâtre de l'Odéon
D'Anton Tchekhov, mise en scène de Luc Bondy
Du 29 janvier au 28 février 2014
Place de l'Odéon, Paris VIe
Réservation : 01 44 85 40 40







 

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