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André Marcon au Théâtre de la Colline, "La brigade poétique" au Théâtre de la Ville : nous avons testé le théâtre au téléphone

"Consultation poétique" au Théâtre de la Ville, "Au creux de l’oreille" au Théâtre de la Colline : les théâtres et les comédiens entretiennent le lien avec leur public en faisant vivre le verbe dans une relation intimiste et éphémère. Nous avons expérimenté cette échappée… assez bouleversante.

Article rédigé par Sophie Jouve
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
La brigade poétique du Théâtre de la Ville, avec Charles-Roger Bour (3e à gauche). Le comédien André Marcon.  (Théâtre de la Ville / DR)

A la déprime qui suit l'interruption d’un spectacle, au repli sur soi, ou même à la peur très humaine du coronavirus, ils ont préféré maintenir une forme de spectacle vivant. Nous avons testé deux rendez-vous téléphoniques et gratuits proposés par le Théâtre de la Ville et par celui de La Colline à Paris. Et le temps s’est suspendu…

Il y a à peine trois semaines, serrés comme des sardines dans la petite salle du théâtre de La Colline (il était déjà question d’épidémie mais pas de confinement), j’applaudissais André Marcon qui interprétait magistralement Anne-Marie la Beauté, l’héroïne de Yasmina Reza. Ce grand comédien se glissait avec une humanité remarquable dans la peau d’une comédienne à la retraite qui, toute sa vie, avait enchaîné les petits rôles sans atteindre la célébrité mais avec une passion intacte.

"Madame Jouve ? Je vais vous lire un poème d'Arthur Rimbaud"

Et c’est André Marcon en personne qui m’appelle ce lundi-là, au beau milieu de ma journée de télétravail ! André Marcon, l’époux de Catherine Frot dans Marguerite, le père de Guillaume Gallienne dans Guillaume et les enfants à table !, l’interprète inspiré de Valère Novarina et des grands classiques du répertoire, cet acteur très haut placé dans mon panthéon personnel surgit soudain dans ma vie de confinée.

Des préliminaires lapidaires et presque timides : "Madame Jouve ? Je vais vous lire un poème d’Arthur Rimbaud, le dernier chapitre du recueil d’Une saison en enfer " (titre tristement d’actualité pensais-je). Au bout du fil, de sa belle voix timbrée et grave, Marcon réveille les tourments de Rimbaud à un moment critique de son existence.

(…) Moi ! Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! Suis-je trompé ? La charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ? Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonges. Et allons. Mais pas une main amie ! Et où puiser le secours ?

Arthur Rimbaud

Dix, quinze, vingt minutes, je ne saurais dire combien de temps aura duré cette échappée avec le comédien. S’en est suivi un bref échange avant qu’il n’enchaîne avec un autre correspondant qui s’est inscrit comme moi sur le site du théâtre. Il évoquera "un moment de partage", "la prolongation de l’expérience théâtrale, qui consiste à ce qu’un humain parle à un autre humain".

L’ayant joint quelques jours plus tard et lui dévoilant mon statut de journaliste, j’interroge Marcon sur cette expérience qu’il découvre : "II y a toujours une petite crainte en appelant, on se demande si les gens sont prêts à cette intrusion un peu particulière quand même, c’est du jamais vu que je sache ! C’est une proposition de Wajdi Mouawad (le directeur de La Colline) que je trouve excellente" (et à laquelle 77 comédiens participent, dont Anouk Grinberg lisant Rosa Luxemburg ou Norah Krief un sonnet de Shakespeare, ndlr).

Mais lorsque je demande à Marcon si ces parenthèses poétiques l’aident à se consoler d’avoir été empêché en plein envol, sa voix se brise imperceptiblement : "Pas vraiment, la période est tellement terrible que l’on ne peut pas se lamenter sur son propre sort de comédien interrompu, évidemment c’est une catastrophe dans beaucoup de secteurs mais pour les gens du spectacle s’en est une vraiment énorme."

"Comment se passe le confinement pour vous ?"

Le lendemain matin une "consultation poétique" m’attend avec l’un des comédiens de la troupe du Théâtre de la Ville, engagé avant le confinement dans la reprise des Sorcières de Salem. Le terme "consultation" n’est pas usurpé ! A 11h pétantes, la voix assurée de Charles-Roger Bour s’adresse à moi avec une chaleur et un naturel confondants. "Comment allez-vous ? Comment se passe le confinement pour vous ? Pensez-vous que cette crise va changer votre façon d’envisager votre quotidien ?" C’est à une véritable interview que se livre le comédien avant de me proposer la lecture d’un poème qui lui semble "correspondre à notre conversation, à son ressenti". Suivra un texte réconfortant, solaire et plein d’espoir d’Anna de Noailles,  Le temps de vivre, extrait du recueil Le cœur innombrable.

Déjà la vie ardente incline vers le soir, Respire ta jeunesse, Le temps est court qui va de la vigne au pressoir, De l’aube au jour qui baisse, Garde ton âme ouverte aux parfums d’alentour (…)

Anna de Noailles


Le théâtre, cet art si fragile et si nécessaire

Quand s’achève sa lecture "habitée", le comédien me propose un deuxième et court poème de Fernando Pessoa, avec toujours cette aisance et cette disponibilité étonnantes. "Nous, les consultations poétiques, nous les pratiquons depuis une quinzaine d’années", m’éclaire Charles-Roger Bour. "Nous avons démarré à Reims, ça faisait partie des nombreuses propositions du centre dramatique alors dirigé par Emmanuel Demarcy-Mota et Fabrice Melquiot, qui dirigent aujourd’hui le Théâtre de la Ville. ‘La poésie peut nous guérir de tous les maux’, nous avions repris à notre compte cette aphorisme de Pessoa et constitué un Vidal des poèmes, d’une centaine de textes ! »

C’est cette brigade d’acteurs, intervenant habituellement dans les écoles, les bibliothèques, les hôpitaux ou les maisons de retraite, qui en ces temps de confinement s’est reportée sur le téléphone. Ils sont vingt-cinq à donner 300 à 400 consultations par semaine. "Les échanges sont plus intenses, plus intimes. Il y a plus de femmes que d’hommes, parfois des femmes très âgées, très seules… Dans ceux qui s’inscrivent, beaucoup connaissent le théâtre, mais par le bouche-à-oreille arrive un autre public", témoigne Charles-Roger Bour.

Charles-Roger Bour et André Marcon font partie de tous ces comédiens qui entretiennent la flamme de cet art si fragile et si nécessaire. Comme Anne-Marie la beauté, la petite, la sans-grade, ils continuent à faire battre coûte que coûte le cœur du théâtre. 

Théâtre de la Colline
# Au creux de l'oreille
Du lundi au vendredi, de 16 heures à 19 heures ou de 19 heures à 21 heures.
Gratuit.

Théâtre de la Ville
"Les consultations poétiques"
Du lundi au samedi de 10h30 à 11h30 et de 17h à 18h
Gratuit. 

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