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Au Off d’Avignon, des "Bêtes" de Charif Ghattas féroces, drôles, savoureuses

Off d’Avignon : Maria de Medeiros et Emmanuel Salinger campent sur la scène du Théâtre des Halles un couple infernal de nantis cyniques et manipulateurs. Leur chemin croise celui d’un mystérieux SDF (Thomas Durant), brillant, séducteur et libre… "Les Bêtes" : une fable noire et drôle sur la barbarie de nos contemporains.
Article rédigé par franceinfo - Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
"Les bêtes" de Charif Ghattas au Théâtre des Halles au Off d'Avignon.
 (iFou pour le Pôle Media)

Avignon. Sous le soleil, les 35° sont largement atteints à 16h30 lorsque l’on se rend au Théâtre des Halles pour y voir "Les Bêtes". Lieu de répit rêvé, ombragé et presque frais. L’endroit est l’un de ces très jolis sites du festival Off, installé dans l’ancien cloître Sainte Claire, propice au calme et à la méditation – comme autrefois pour les sœurs clarisses - à deux pas de l’activité du Marché des Halles et de l’agitation joyeuse de la place Pie. Joli jardin, un grand chapiteau, la salle de la chapelle et puis celle du chapitre, où se joue "Les Bêtes". Sur la scène, décor minimaliste, quelques paravents vitrés et le noir qui domine. La sérénité qui nous habitait s’en va à grands pas.

Duo cynique et manipulateur

Paris, sans doute, mais ça pourrait être ailleurs. Une véranda, ou un salon, un lieu de conversation à une heure tardive, entre un homme et une femme, apparemment nantis, la quarantaine. De manière récurrente, après un dîner arrosé avec des amis et une partie de la famille, le couple s’adonne à un rituel immuable consistant, un verre constamment à la main, à critiquer les invités de la soirée. Férocement et de manière très coordonnée : pendant que l’un fustige, Paul en général, l’autre – Line – fait mine de défendre la victime, d’accuser son mari d’être trop dur. Et personne n’y échappe : l’ami Karl, le beau-frère, la sœur de Line, sa mère. Ils sont accusés de mythomanie, d’ignorance, de mauvais-goût, de stupidité… Réquisitoire dur, méchant et conscient de l’être. Mais, jusque-là, rien de plus usuel, finalement. N’est-il pas reconnu que la médisance en famille, ou vis-à-vis des amis, renforce la relation de couple ?

Mais notre duo va plus loin, il joue avec cette réalité définie jusqu’ici : Line et Paul s’amusent par exemple à alterner les rôles du jeu de la médisance. Celui qui frappait, désormais défend la victime et vice-versa. La réalité est alors inversée. Toute la réalité. Manipulée. Contradiction assumée avec orgueil même, avec cynisme. C’est le pouvoir des puissants. Dessiner, former et déformer la réalité à sa guise, avec une maîtrise du verbe digne des sophistes.

Grain de sable

Mais cette mécanique parfaite, on s’en doute, va s’enrayer. Et le grain de sable est un SDF, Boris, que le couple observe de la fenêtre et invite à les rejoindre, un soir, à l’un de ces dîners. Pour amuser la galerie, et pour mettre du piquant dans leur jeu. Mais très vite Boris va s’imposer, prendre sa place dans la famille. Mieux, s’y insérer parfaitement, grâce à sa capacité de séduction, prenant même sa part au pouvoir de la parole parce qu’il la maîtrise. Seul le pouvoir de l’argent lui échappe et pour cause, l’homme aujourd’hui pauvre - mais qui a connu la richesse par le passé - de cet argent il n’en veut pas. C’est d’ailleurs ça qui le rend si spécial.

Boris le SDF agit donc en cheval de Troie (certes, invité par l’ennemi), à la fois destructeur et libérateur. Destructeur, déstabilisant la famille entière jusque dans la chair et capable de renverser les rôles : on finit par se demander qui est le riche et le dominateur et qui est le SDF. Mais l’œuvre destructrice de Boris est libératoire, elle indique qu’une autre voie est possible. "C’est une pièce qui parle du capitalisme", dit Maria de Medeiros (qui interprète Line), rencontrée après la représentation.
Maria de Medeiros le 6 juillet 2016 à Avignon.
 (Lorenzo Ciavarini Azzi/Culturebox)

"Elle confronte le capitalisme et l’idéalisme, parce que Boris incarne un idéal de liberté, d’indépendance vis-à-vis de l’argent, il dit qu’il n’en a pas besoin. Il vit pleinement sa liberté et c’est ça qui exerce une fascination absolue. Il y a beaucoup de "Théorème" (le film de Pasolini où un homme mystérieux s’introduit également dans une famille la déstabilisant, ndlr) dans cette histoire. Mais ce que dit la pièce aussi est qu’on se laisse prendre à rêver et à faire l’amour et à se croire libre, mais finalement la logique implacable du pouvoir reprend et massacre tout sur son passage. Pour une petite pièce boulevardière, le constat est assez terrible (rires) !". 

Une pièce "cérébrale et animale"

Féroce, savoureuse, drôle, la pièce « Les Bêtes » est en même temps une fable noire et une comédie. Elle aurait pu basculer dans le boulevard (parce que les ingrédients y sont : le trio, l’adultère, les rebondissements, etc.) s’il n’y avait eu non seulement la dimension politique, mais aussi la grande profondeur du texte de Charif Ghattas, ainsi que le jeu des comédiens. Aux côtés de Maria de Medeiros, Emmanuel Salinger (Paul) et Thomas Durand (Boris), tous d’une justesse remarquable. "C’est une pièce en même temps très cérébrale, verbale, basée sur le langage – d’ailleurs elle est très difficile à apprendre parce que sans cesse les phrases se répètent mais jamais de la même façon – et très animale : c’est les bêtes", explique Maria de Medeiros : "et j’aime tout le travail corporel qu’on a pu développer, parce qu’à mon sens le théâtre doit être dansé, il n’y a plus de théâtre séparé du corps aujourd’hui. On sait maintenant que de même que chaque mot a un sens, chaque geste a un sens et donc souvent nos gestes contredisent ou créent une dimension d’abîme par rapport à ce qu’on dit, et la pièce le propose".

Dûment placés comme les pièces d’un jeu d’échec, les acteurs se meuvent prudemment sur un plateau qui, lui, ressemble étrangement à un tatami, ring du pauvre. Mais les KO verbaux, eux, sont réels. D’ailleurs la métaphore du combat est renforcée par des "gongs" qui ponctuent les rounds et qui prennent ici la forme de courts rifs de rock. Les spectateurs sont en première ligne devant cette joute. Au fond de la scène, derrière les panneaux transparents, un grand miroir imaginé par le metteur en scène et scénographe Alain Timar, nous renvoie à notre société, à nous-mêmes. "Les Bêtes", ce ne serait pas nous ?

« Les Bêtes » de Charif Ghattas
Mise en scène d’Alain Timar
Festival Off d’Avignon
Théâtre des Halles
Jusqu’au 28 juillet à 16h30

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