Au Théâtre d’Alfortville une belle intégrale Tchekhov fragilisée par une baisse de subvention inattendue
Christian Benedetti, qui dirige le Théâtre-Studio d’Alfortville depuis tant d’années, propose en ce moment avec sa troupe une intégrale Tchekhov bien courageuse. Mais voici qu’un couperet financier brutal de la municipalité met en péril la pérennité du lieu, rare dans ce coin de banlieue.
C’est une rue paisible et pavillonnaire à Alfortville, Val-de-Marne, là où la Marne et la Seine s’enlacent. Un bâtiment de briques roses, une sorte de grange peut-être dîmière, en tout cas c’en est la structure et nous nous asseyons, après avoir attendu dans une courette, sur des chaises en gradins surplombés par une belle charpente. Le lieu n’a aucun autre luxe, le décor est minimal, quelques chaises, une table, un rideau qui s’ouvre sur la première scène de La Mouette, théâtre dans le théâtre, ce sera tout.
Les mêmes comédiens enchaînent toute la semaine les différents personnages
Et si l’on avait pu rester à la seconde pièce de la soirée, Oncle Vania, c’eût été sans doute la même chose. Les comédiens, les mêmes, se glissant dans les autres personnages de Tchekhov, et ainsi chaque soir (la veille c’était Ivanov seul, le lendemain ce seront, grande ambition, Les Trois sœurs et La Cerisaie) Et le week-end on reprend : trois pièces le samedi, sans respirer quasiment, deux le dimanche…
Christian Benedetti tient ce Théâtre-Studio d’Alfortville sans bruit, avec les difficultés que l’on devine, et cela fait quelque 25 ans. Il a constitué autour de lui une troupe fidèle, on ne sait si c’est la même depuis tant d’années, en tout cas, pour Tchekhov, et c’est ce qui fait la belle originalité du projet, les personnages, incarnés par les mêmes acteurs, semblent les cousins, les frères, les voisins, les serviteurs les uns des autres, comme si ces gens qui parlent, qui rêvent, qui regrettent, qui espèrent, qui baissent les bras, qui oscillent entre sourires, illusions et désespoirs, étaient voisins, dans ces propriétés de la Russie finissante des tsars, voisins mais, par le génie de Tchekhov, des êtres d’une chair et d’un sang différent, palpitant de leurs désirs propres, de leurs petites ambitions et de ces pensées sonores qui font la richesse de ce théâtre, tant ils nous disent à plus de cent ans de distance ce que nous sommes nous aussi, avec nos vanités et nos faibles bonheurs.
Entendre le texte le plus simplement du monde
Mais là, par la grâce de ce principe où les mêmes visages incarnent Vania et Treplev, Ivanov et Lopakine, ces bonheurs, ces vanités, ces désirs impatients ou dérisoires, sont démultipliés comme des voix venues de partout à l’intérieur du théâtre, les paroles des personnages de La Mouette se projetant entre des murs où ceux des Trois sœurs ou de La cerisaie leur ont fait écho, la veille ou le lendemain. Dispositif, donc, le plus simple du monde, faire entendre un texte, mais avec cette complicité de troupe d’autant plus vraie que tous ces acteurs ne quittent pas l’auteur Tchekhov en ne se quittant pas. Faire entendre ce texte de La Mouette à toute vitesse, comme une série de conversations auxquelles nous serions intégrés, de sorte que parfois, dans cette rapidité, nous ne comprenons pas tout, certains acteurs articulent moins bien que d’autres, sauf que c’est ainsi dans la vie, on rate une phrase, c’est le prix de la présence et sa vérité.
Il y a cependant des décisions de mise en scène dans ce spectacle. Rappelons l’intrigue qui, tient en quelques lignes : un jeune homme, Treplev, apprenti-écrivain, fait représenter un morceau de sa pièce devant sa mère, grande actrice, et les amis de celle-ci, une mère qui ne croit pas au talent de son fils, peut-être parce que sa propre gloire en serait assombrie. La pièce est jouée par une jeune fille voisine, Nina, qui veut devenir actrice elle aussi et se compare à une mouette tombée dans le domaine, morte, venue de nulle part. D’habitude c’est "la mouette", Nina, dont on suit le destin. Là, elle devient un témoin -actif !
Faire l'expérience du monde
Benedetti centre l’histoire sur Treplev, le malheureux garçon dont le destin tragique clôt la pièce de manière fulgurante. Outre qu’on prend conscience parfaitement de la dimension racinienne de l’œuvre (Treplev aime Nina qui en aime un autre), on saisit aussi l’originalité profonde de La Mouette par rapport aux autres grands textes tchekhoviens : dans cet océan de rêves qui ne se réaliseront pas, d’espérance avortées, de possibilités vaines, les deux héros de La Mouette, eux, auront fait l’expérience du monde. L’un, Treplev, s’y brise les ailes, l’autre, Nina, amère mais déterminée, s’en va vers un destin qu’on ignorera toujours, même s’il est pour l’instant très loin de ce qu’elle en attendait.
La réalité viendra cependant télescoper dès le lendemain la représentation à laquelle on assista. Un communiqué nous informait que la ville allait réduire drastiquement les subventions du théâtre, pour des raisons mystérieuses mais liées à la situation financière post-Covid de diverses municipalités. C’est évidemment mettre en péril la survie même du lieu et, déjà, réduire le "projet Tchekhov" qui s’arrêtera fin mai au lieu de fin juin.
Le Théâtre d'Alfortville fragilisé par une baisse des subventions
Mais au-delà de cette décision on est, en tant qu’amateur, en tant qu’amoureux du théâtre et du spectacle, en tant que "consommateur de beauté", consterné de cette affligeant manque d’imagination de nos édiles qui, sans réfléchir, et avant toute chose, quand ils ont un budget à boucler, s’attaquent à la culture et aux artistes qui sont "les pelés, les galeux d’où nous vient tout le mal". En prétextant souvent, quand ils sont de certains bords, que tout cela s’adresse aux intellos. Outre le fait que le peuple (nous tous) n’aime pas beaucoup qu’on le prenne pour un grand niais (on a vu des maires ne pas s’être fait réélire pour avoir supprimé toute vie culturelle de leur cité), c’est un discours tenu par toutes les dictatures car, en s’attaquant aux arts et à l’éducation, on maintient la population dans l’ignorance pour qu’elle soit davantage manipulable…
Il est toujours possible, si l’on juge que le Théâtre-Studio d’Alfortville n’a pas assez de spectateurs, d’en discuter avec son directeur ou de trouver les moyens d’y amener les autochtones, surtout avec Tchekhov qui n’est pas un auteur difficile. Mais il y a mieux, même si l’on y met les précautions d’usage : on découvre que Christian Benedetti, homme de théâtre, est aussi un citoyen engagé (c’est son droit), et du côté de la France Insoumise. Au point d’avoir été plusieurs fois candidat ces dernières années (européenne, régionale, législative) et en particulier en 2020 contre une adjointe au maire élue députée. La sanction qui se profile, après tant d’années de bons et "loyaux" services (Benedetti a créé ce lieu en 1997 dont Edward Bond, excusez du peu, était le parrain), on espère qu’elle n’est pas liée à ces curieux hasards… En attendant courez-y voir Tchekhov…
Le projet Tchekhov (137 évanouissements) : Trois sœurs, La Mouette, Oncle Vania, La cerisaie, Ivanov (en alternance jusqu’au 24 avril)
Et, du 11 au 29 mai, les pièces en un acte (La noce, Le jubilé, L’ours, etc) ainsi que Sans père (à partir du 18 mai)
Théâtre-Studio, 16 rue Marcellin-Berthelot, 94140- Alfortville. Tél. 01.43.76.86.56 www.tchekhov-137evanouissements.com Relâche les lundis et mardis
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.