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Avec "Electre des bas-fonds" Simon Abkarian brosse une fresque féministe où les hommes sont muets

"Electre des bas-fonds", créée au Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes, consacre le talent d’écrivain de Simon Abkarian qui, cette fois, se penche sur le mythe d’Electre, la fille d’Agamemnon.

Article rédigé par franceinfo Culture - Bertrand Renard
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Aurore Frémont et Nathalie le Boucher (ANTOINE/AGOUDJIAN)

Electre des bas-fonds car servante dans un bordel : on espère que ce n’est pas cette rumeur-là qui a attiré, salles pleines, les spectateurs vers la nouvelle pièce de Simon Abkarian mais le talent de l’auteur, metteur en scène et directeur d’une troupe globalement de talent. 

Le Choeur d'"Electre des Bas-fonds de Simon Abkarian (ANTOINE/AGOUDJIAN)

Servante dans un bordel 

Servante dans un bordel, la fille d’Agamemnon, attendant le bras vengeur de son frère Oreste pour châtier Clytemnestre, leur mère, meurtrière de leur père avec son amant Egisthe ? Servante dans un bordel, peut-être une version contemporaine du mythe grec, comme il y en eut tant (Le deuil sied à Electre d’Eugene O’Neill, Les mouches de Sartre) ? 

Mais non. Abkarian traite bien d’Electre en son temps, celle que théâtralisèrent les premiers Eschyle, Sophocle et Euripide. Et toute la question que l’on se pose, au début d’une pièce qui dure tout de même ses deux heures et demie, est "qu’apporte-t-elle ?" D’autant que, d’entrée, une imprécatrice aveugle (pas très utile!) nous refamiliarise avec la langue d’Abkarian, une langue imagée, charnelle, foisonnante et souvent belle, méditerranéenne dans sa profusion, au risque, parfois, de la surcharge ou de l’emphase. Et qui sonne aussi parfois, car ce n’est plus une histoire "inventée" qui nous est contée, comme un pastiche des auteurs grecs déjà cités ("Ta langue danse dans ta bouche mais ton corps reste muet" / " La lune chante sa propre chute mais c’est moi qui vacille et tombe"). Phrases qui, cependant, dans leur balancement un peu systématique, ne manquent ni de force ni de grandeur ("Pourquoi, dit Oreste, parler du ciel à un oiseau qui n’a plus d’ailes ? " : c’est cette simplicité-là, mais c’est notre goût, que l’on préfère chez Abkarian)

Des scènes qui frappent

Un Abkarian, qui, metteur en scène, a aussi le sens des scènes qui frappent. Dès le début, voici un groupe de danseuses outrageusement maquillées, coiffées de rubans et de fleurs, un peu geishas, un peu, aussi, comme ces sculptures, phéniciennes (de mémoires), fardées de khôl et aux coiffures compliquées. Au milieu d’elles un homme se détache, habillé en femme, encore plus geisha : c’est Oreste, un Oreste qui s’apprête à revenir à Argos, le lieu de son enfance, et qui gardera pendant toute la pièce (et Assaad Bouab le rend très bien) une étrange douceur féminine au côté de Pylade, son ami et compagnon, qui ressemble à un samouraï. 

Catherine Schaub Abkarian, Olivier Mansard (ANTOINE AGOUDJIAN)


Il faut donc un peu de temps avant de comprendre où Abkarian veut en venir. D’autant qu’Electre, le personnage d’Electre, ne déroge pas à toutes celles que l’on a vues ou lues déjà : imprécatrice, bardée de haine, se heurtant constamment au mur de son désespoir -personnage qui n’évolue pas beaucoup, auquel Aurore Frémont peine à renouveler l’attention qu’on lui porte. Mais voilà, peu à peu les choses s’éclairent : pour qui aurait vu la pièce d’Euripide à la Comédie-Française Abkarian se faufile dans les trous, occupe des terrains moins fréquentés. Et dans ce monde d’hommes (réduits ici au féminin Oreste, au gardien Sparos qu’Abkarian joue lui-même de manière un peu pagnolesque, à l’infâme Egisthe auquel Olivier Mansard prête une bonhomie stalinienne d’autant plus dangereuse), ce sont les femmes que l’on voit vivre.

Des femmes dans un monde d'hommes 


Des femmes qui ont les plus belles scènes. A commencer par l’autre sœur, Chrysothémis, à laquelle Rafaela Jirkovsky donne une troublante étrangeté. Clone de sa mère, Clytemnestre, cherchant sa place, sacrifiée elle aussi, d’une manière affreuse, ignorée égoïstement par une Electre que sa douleur aveugle, évoluant lentement vers une possible folie, un possible suicide.

Et puis Clytemnestre aussi ! En deux fortes scènes Catherine Schaub Abkarian, la meilleure d’une distribution de qualité (malgré quelques maillons faibles…), impose magnifiquement sa dignité royale. Comme une femme autoritaire et tyrannique, au risque de la mégère -c’est la Clytemnestre criminelle et sans scrupules. Puis, à la fin, quand elle explique à Oreste, qui s’est blotti contre elle, son destin de reine bafouée par un mari qui lui a enlevé son autre fille, Iphigénie, cet Agamemnon sans pitié et sans sentiment ("En tuant ton père, j’ai rendu justice à la mère que je suis") : scène fusionnelle entre mère et fils, magnifique et troublante, au point qu’on se dit que le meurtre de l’une par l’autre n’aura jamais lieu.

Toutes les femmes bafouées


Abkarian ne va pas jusqu’à s’autoriser cette liberté-là. Mais entre-temps (et l’on aura saisi que c’est dans la deuxième partie que la pièce prend son envol) le bordel où Electre est servante aura trouvé sa raison. Voici que les femmes qui en sont les pensionnaires s’expriment enfin en une très longue scène, et l’on comprend : femmes troyennes, violées tant et tant de fois par les Grecs à la prise de la ville, emmenées en esclavage, devenues, réduites, chair à plaisir, et dans leur soliloques à multiples voix (elles ont fonction de choreutes) on entend le récit de toutes ces femmes bafouées, détruites, esclaves, de toutes les époques, et bien sûr de la nôtre, que les hommes continuent à fouler aux pieds.

Abkarian, auteur profond et original


Costumes souvent très beaux et surprenants, mise en espace limpide, chorégraphie un peu trop abondante mais souvent, dans sa simplicité, de belle ampleur, musique (contemporaine) jouée live, un peu trop envahissante (et qui veut apporter un sentiment de contemporain pas très utile), même si les musiciens sont de talent. Et quelques scènes de trop, qui nous plombent un peu dans ce beau théâtre où l’on est tout de même serré les uns sur les autres : cette Electre des bas-fonds séduit cependant au final par les aperçus nouveaux qu’Abkarian nous en propose, un Abkarian qui, après Au-delà des ténèbres, son précédent diptyque, se confirme comme un auteur profond et original, doté d’une langue et de sources d’inspiration qui lui donnent une place unique et singulière dans le théâtre contemporain.

Electre des bas-fonds, texte et mise en scène de Simon Abkarian, se jouait jusqu’au 3 novembre au Théâtre du Soleil à la Cartoucherie de Vincennes. Une tournée est prévue en 2020.

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