Avec "L’Orage" au Théâtre des Bouffes du Nord, Denis Podalydès nous plonge dans une Russie sauvage et ténébreuse
Le théâtre russe est à l’honneur en cette rentrée de janvier : un délicat Un mois à la campagne de Tourgueniev se joue au théâtre de l’Athénée (mise en scène de Clément Hervieu-Léger), un Oncle Vania sera bientôt à l’affiche du Théâtre de l’Odéon (mise en scène de Galin Stoev), et voici que Denis Podalydès nous convie à une plongée glaçante dans le théâtre d’Alexandre Ostrovski avec L’Orage, adapté par Laurent Mauvignier sur une scénographie d’Eric Ruf.
L’ouverture de la pièce est une ode à la beauté du monde. Kouliguine (bouleversant Philippe Duclos), philosophe en haillons, ne se lasse pas de contempler la Volga, un fleuve monde. L’émerveillement n’empêche pas la lucidité, et l’humaniste d’alerter le jeune Boris (Julien Capani très juste) un orphelin de petite noblesse venu de Moscou : "Les gens sont sauvages ici".
Ostrovski situait la pièce à une époque pivot, la fin du servage (les années 1860), Podalydès la transpose dans les années 1990, après la pérestroïka, un temps d’enrichissements et d’appauvrissement démesurés qui lui aussi désoriente et déstabilise la société russe.
Brutalité et peur de l'autre
Maisons cadenassées, chiens de garde, ivrognerie et débauche… Dans ce village bordé autant qu’écrasé par la Volga, peuplé de provinciaux ignares et parvenus, règne la brutalité, la peur de l’autre autant que de soi-même. Ostrovski dresse un portrait de groupe dans son quotidien âpre et brutal.
Il y a Kabanov (Thibault Vinçon plein de nuances) écrasé par sa marâtre Kabanova (Nada Strancar étonnante et effrayante), délaissant son épouse, la sensible Katerina (émouvante Mélodie Richard). Celle-ci, perdue, voudrait obéir à son cœur qui la porte vers Boris, ce qui provoquera le drame. La sœur de Kabanov, Varvara (Leslie Menu), elle, est sans état d’âme. Le riche et avide commerçant, Dikoï (Dominique Parent tonitruant), qui fait régner la terreur, est emblématique d’une société devenue marchande et sans idéal. Avec d’autres personnages plus secondaires, dont celui incarné par Cécile Brune, ancienne de la Comédie-Française, toute cette communauté forme un tableau pittoresque et complexe dans un enfermement aussi bien mental que géographique.
Une société repliée sur elle-même
Podalydès opte pour une mise en scène sobre, focalisé sur ces personnages qui prennent souvent le public à témoin. Des personnages pathétiques, pitoyables, au point parfois d’être drôles. Voire burlesques lorsque le marchand bas-de-plafond vient chercher du réconfort dans les bras de la terrible mère de Kabanov, "La pire des charognes de toute la Volga". La seule joie de ces deux-là : "Tyranniser leur famille en toute quiétude".
Toute velléité de liberté dans cette société patriarcale et puritaine est vouée à l’échec. Tous semblent pris dans le même piège, terrorisés par leurs ombres et par l’orage qui gronde.
Le jeu de la troupe, l’orage produit en direct par un musicien sur scène avec une plaque de métal, le chant des comédiens : malgré quelques longueurs on est catapulté au cœur de cette micro-société qui va briser, en particulier, les rêves de Katerina.
L’ignorance, la bonne conscience des despotes, la passivité des victimes, le pouvoir de l’argent, Ostrovski dresse en fin observateur le sombre tableau d’une société repliée sur elle-même, suscitant l’effroi et la pitié. Et continuant de faire sens à notre époque.
"L'Orage" d'Alexandre Ostrovski (2h20)
Mise en scène de Denis Podalydès
Du 12 au 29 janvier
Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis BD de La Chapelle
01 46 07 34 50
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