Avignon 2018 : le "Thyeste" de Thomas Jolly, aussi glaçant que spectaculaire
Au pied du mur de la Cour d’honneur, gigantesque falaise minérale, surgissent des silhouettes fantomatiques. Elles portent des masques d’épouvante rappelant le théâtre Nô, yeux écarquillés d’avoir trop pleuré. A la tête de ces furies, la comédienne Anne Mercier, vêtue d’un costume façon "Mégère apprivoisée", donne à entendre la parole de Sénèque : une parole brutale, annonciatrice de ténèbres. Sa voix grave et puissante efface d’un coup le chant des martinets qui voletaient en criant au-dessus des gradins.
La malédiction des Atrides
Par ses incantations, la furie fait sortir des Enfers le spectre de Tantale (Eric Challier dans un insensé costume reptilien). Tantale, le grand-père coupable en son temps d’avoir tué son propre fils et dont, malgré lui, la malédiction va contaminer le palais de son petit-fils Atrée, à Mycènes. Car cet acte de Tantale sera le premier d’une terrible série qui meurtrira jusqu'à la folie la lignée des Atrides.C’est par l’entremise de son travail sur Shakespeare, lui-même influencé par Sénèque, que Thomas Jolly a découvert l’auteur romain, philosophe stoïcien qui a été le précepteur de Néron et qui était par ailleurs un très grand dramaturge. Et c’est finalement "Thyeste", l’une des dix tragédies qui nous reste de l’auteur, qui a retenu son attention.
L'interview de Thomas Jolly : images de Simran Singh
Vengeance
Mais reprenons le fil de cette histoire terrifiante : Atrée règne sur Argos, c’est un descendant de Jason qui avait volé la toison d’or ; Atrée est aussi le frère jumeau de Thyeste. Et Thyeste a lui aussi volé la toison d’or, symbole du pouvoir, ce qui lui a permis d’occuper le trône avec la complicité de la femme d’Atrée. Mais le forfait de Thyeste a été dévoilé et Atrée a repris le pouvoir. Sa frustration et sa jalousie le poussent à poursuivre sa vengeance. Il rappelle son frère banni sous couvert d’une réconciliation, et au banquet qui doit la sceller, il lui fait manger en ragoût ses propres enfants.Jolly apprivoise la Cour
La pièce est construite en cinq parties qui respectent la chronologie de l’histoire. Thomas Jolly y déploie son art de la mise en scène, son goût du spectaculaire, assumant les outrances qu’il voit dans cette tragédie. Il est servi, cette fois, par un décor monumental qui semble enfanté par la muraille du Palais. Côté jardin une tête renversée, yeux révulsés et bouche béante, côté cour une main ouverte et crispée.Il utilise parfaitement le décor naturel et grandiose dont il dispose, cette Cour d’honneur qui devient l’immense palais d’Atrée dont il éclaire les ouvertures comme des fenêtres meurtrières, les éteignant juste après, les rallumant encore, lui qui a toujours aimé les éclairages et les néons.
Une cohorte d'enfants qui incarnent l'humanité
Tout le spectacle est porté par une ligne musicale remarquable, composée par Clément Mirguet et jouée sur scène. Le chœur qui accompagne les changements de tableaux est chanté par une comédienne-chanteuse aux allures de rappeuse. Elle sera rejointe, juste avant la scène finale, par une cohorte d’enfants incarnant l’humanité tout entière, victime du drame immonde en train de se jouer et qui s’interroge sur la disparition du soleil.Thomas Jolly costume jaune canari et couronne vert fluo
Thomas Jolly, costume jaune canari et couronne vert fluo, joue Atrée, le frère assoiffé de vengeance qui, seule à ses yeux, pourra asseoir sa victoire et sa légitimité. Un rôle de monstre comme Jolly les aime et dont il étudie la métamorphose au fil du spectacle (Il incarnait déjà Richard III, cet autre monstre).Il fait d’Atrée un animal au sang froid, une sorte de serpent se consacrant uniquement à sa vengeance, sans émotion et sans dimension, car Atrée en dehors de sa vengeance n’a guère de relief.
Le troisième tableau, qui voit Thyeste entouré de ses enfants revenir à Mycènes, est la seule parenthèse "sérénité" voulue par Sénèque, avant le terrible dénouement. Damien Avice entouré par trois jeunes acteurs de la Maitrise de l’Opéra-Comique donne à son personnage de Thyeste toute l’ambivalence requise, terreur et fragilité. Il sent la menace que représente son frère mais, rassuré par ses fils, il décide d’affronter son destin.
Un crime odieux qui détruit l'ordre du monde
La scène finale du banquet, où Thyeste mange la chair et boit le sang de ses enfants à son insu, est bien entendu une torture pour le spectateur qui, lui, sait. Dommage qu’elle soit un peu trop longue, appuyée, suscitant plus le dégoût que l’émotion ! Mais Jolly la clôt de façon habile, laissant entrevoir de manière très claire la spirale du mal à venir, car ce crime odieux détruit l’ordre du monde.Allongés sur la table du banquet, les deux frères rivalisent d’imprécations. Thyeste est condamné à devenir un monstre à son tour. "Ces frères sont des jumeaux, le mal qu’ils infligent à l’autre ils se l’infligent à eux-mêmes. Il n’y a pas d’issue, il n’y pas de fin", avait prévenu Thomas Jolly (voir notre interview).
Un spectacle digne de la Cour d'honneur
On ressort de ce Thyeste secoué, intrigué, souvent fasciné, mais pas totalement convaincu. Thomas Jolly joue peut-être un peu trop la brillance au détriment de l’émotion ou bien l’histoire d’Atrée et de Thyeste est trop barbare pour que notre capacité d’empathie s’exerce à l'égard Thyeste, la victime. Il n’empêche : on aura vu en tout cas un spectacle digne d'une ouverture d'un festival, et Thomas Jolly aura réussi son pari, lui qui voulait être à la hauteur de la mythique Cour d’honneur.L'interview de Damien Avice (Thyeste)
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