Avignon Off 2019 : "Mawlana", la révolution par le théâtre
Pris entre éducation rigoriste et rêves de liberté, Nawar Bulbul impressionne dans un seul-en-scène en arabe sur-titré en français
Dans un quartier de Damas, Abed-le-fou raconte ce qu'il est devenu au terme d'une éducation religieuse radicale. Mawlana (Notre maître) est une forme de conte initiatique, entre éducation rigoriste et rêves de liberté, une pièce qui révèle dans le Off d'Avignon un comédien et metteur en scène syrien, Nawar Bulbul. Interprétation tornade, comme le derviche qu'il devient après d'1h15 de spectacle. Un seul-en-scène, en arabe sur-titré en français.
Sur scène, Abed-le-Fou raconte sa vie. Il se souvient du quartier populaire de Damas, et de sa vie centrée sur la mosquée de Shaykh Mohayddin Ibn Arabi, de son peuple de petites gens ou de grosses légumes, tels Abou Ramez, l'éleveur de pigeons, ou Abou Nasser, le pédophile.
C'était au temps où " les gens faisaient la charité sans compter ", au temps où la religion était le nord et le sud de l'âme des Damascènes, au temps où Abed, avant d'être fou, était fils d'Imam tendance hanbalite, une branche rigoriste de l'islam sunnite.
" Essaie juste une fois de dire non, non, non. "
Pour lutter contre les interdits qu'on lui opposait sans cesse, religieux, sociaux, familiaux, car tout est " haram " (illicite), Abed cherchera une voie de sortie. D'abord chez le peintre Omran, où il se transporte en transformant sur le plateau, en un tour de mains, un coffre-lit en chevalet. Ce mentor lui répond : " Si tu dis oui aux imams du pouvoir, ta vie entière tu leur diras oui, oui, oui. Essaie juste une fois de dire non, non, non. " Le " non " qui sortira difficilement de la bouche d'Abed est magnifique.
Puis il songe à une solution dans la fréquentation imaginaire de la jeune Marie, une Française aperçue depuis son balcon. Enfin dans ses visites aux derviches d'une compagnie soufie où on lui apprend à tourner, tourner, tourner, alors que lui ne rêve que de danser, danser, danser…
" La révolution par le théâtre "
Tour à tour conteur ou personnage, Nawar Bulbul sait incarner avec un égal bonheur les tourments puis la folie d'Abed, l'autorité de son père-la-morale, la force libertaire d'Omran, en jouant sur la puissance, la tendresse, le conseil fraternel, la narration des anecdotes de la vie quotidienne. On l'écoute avec le même plaisir que l'on éprouve à la lecture de l'écrivain Naguib Mahfouz dans Récits de notre quartier , au Caire.
Si la liberté de ton de l'unique interprète, Nawar Bulbul, né à Homs (Syrie) en 1973, donne puissance et sensibilité au personnage d'Abed, c'est que lui-même a vécu son exil en comédien.
" Pour moi, la révolution n'est pas finie. Elle se poursuit par d'autres moyens, comme le théâtre ", raconte-t-il entre deux bières fraîches, à l'abri de la torpeur avignonnaise. Une révolution que beaucoup de militants exilés en Europe disent " orpheline " mais que Nawar transporte en lui. Son décor minimaliste ne pèse que 21 kg. Il est fait de bricoles astucieusement agencées, d'un petit bassin, d'une louche, d'un coffre magique dont le rôle s'affirme magnifiquement à la toute fin de la pièce.
Son ami avignonnais, Paul Fructus, dit de la pièce Mawlana jouée dans la cité des Papes, marquée de la passion de liberté, de cette pièce nomade qui s'arrête le temps d'un festival dans la cité des Papes : " c'est du théâtre de guerre ".
" Je suis fier d'être français "
Sa détermination est inébranlable : "Quand je suis venu en France, j'ai dit " je suis Français ", j'ai le droit de dire ce que je veux, je fais ce que je veux. Mes limites, dit-il en levant la tête : le ciel. Je veux casser tous les tabous. C'est pour cela que j'ai fait Mawlana, Je suis fier d'être Français".
Une pièce créée avec sa compagne Vanessa Gueno, professeur d'histoire ottomane à Aix-en-Provence où ils vivent avec leur deux enfants. Elle-même présente Mawlana comme un " dialogue entre Occident et Orient ". Ils l'ont présentée à Austin (Etats-Unis), Vienne (Autriche), Berlin (Allemagne), Helsinki (Finlande), Istanbul (Turquie). A chaque fois, les exilés syriens lui font un triomphe. Il rêve de la jouer à Paris et même dans un pays arabe…
Théâtre d'exil, exil par le théâtre
En Syrie, Nawar Bulbul était un comédien connu. Il a même été reconnu dans les images des manifestants en 2011 à Homs, sa ville natale. Des manifestants qui disaient "non au régime" de Bachar el-Assad. Menacé sous le chef d'accusation de "vendeur d'armes " (il aurait armé les manifestants à Homs [sic]), il n'a le choix qu'entre "des excuses ou la prison".
"J'ai compris le message." Il fuit par le Liban et s'exile en France, le 26 décembre 2012. En 2013, il crée Wala Shi (Rien) une adaptation de Jeu de massacre d'Eugène Ionesco. Puis, en famille, il passe quatre ans en Jordanie où il monte trois pièces "pour que les anciens détenus, les enfants de réfugiés réussissent à sortir d'eux-mêmes".
Saltimbanque de guerre
D'abord, Shakespeare in Zaatari avec 120 enfants réfugiés dans l'un des camps les plus importants au monde, une ville de 80 000 personnes. Ensuite, Roméo et Juliette à Homs, jouée sept fois à Amman, la capitale jordanienne, qui a donné lieu à un documentaire de François-Xavier Trégan pour Arte : Yalla Homs ! Roméo et Juliette, un amour de guerre. Enfin, Nawar Bulbul, avec Love Boat, spectacle tragi-comique, installe un décor flottant, un bateau-scène pour imaginer la traversée des migrants de la Méditerranée, toujours grâce au théâtre : Goldoni en Italie, Aristophane en Grèce, Don Quichotte, Tartuffe en France, Goethe en Allemagne.
Après le festival d'Avignon, Nawar Bulbul poursuivra sa "révolution par le théâtre" en travaillant sur sa prochaine pièce Omar Abou Michel , surnom hommage de Michel Seurat, chercheur français enlevé et mort au Liban en 1986.
" Mawlana ", festival d'Avignon Off, Théâtre de la Bourse du travail CGT, 19h, jusqu'au 26 juillet, relâche les 8, 15, 22 juillet.
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