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Avignon : "Sous la glace", cauchemar éveillé dans le monde du travail

Le 8 juillet, Avignon est encore baignée de chaleur mais c’est une douche glacée que nous avons pris au Théâtre des Lucioles où se joue « Sous la glace ». Ce texte de Falk Richter mis en scène par Vincent Dussart suit le parcours de trois consultants. L’un d’eux, Jean Personne, tente d’exister par tous les moyens. Une oeuvre féroce, qui nous interroge sur notre relation au travail et aux autres.
Article rédigé par Chrystel Chabert
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
(de G. à D.)  Stéphane Szestak, Xavier Czapla et Patrice Gallet, les trois consultants de "Sous la glace"
 (Corinne Marianne Pontoir)

Dès l’entrée dans la salle, alors que le spectacle n’a pas commencé, le public découvre, couché sur le devant du plateau encore plongé dans la pénombre, un corps quasi nu, recroquevillé sur lui-même. Une présence silencieuse qui questionne voire dérange, donnant en quelque sorte le ton de cette pièce sans concessions tant au niveau du texte que de la mise en scène. Un texte signé de l’allemand Falk Richter, un auteur d’une quarantaine d’années qui a déjà été joué en Avignon. 

"Je n'existe pas"

Ce corps masculin, c'est celui de Jean Personne (Xavier Czapla), le héros principal. "Héros" entre guilllemets car on comprend que dès le départ, dès son enfance, tout s'est dessiné pour transformer sa vie en une longue fuite en avant pour combler ce que le metteur en scène Vincent Dussart appelle "une défaillance primaire, primordiale". Celle d’une enfance privée d’amour et d’attention parentale. "Quand je suis absent, personne ne le remarque" dit Jean Personne. "Je n'existe pas". 

Trio infernal

Sa vie va défiler sous forme de séquences : enfance, premier entretien d’embauche, premier emploi. Jean Personne devient consultant dans une société d’audit ; deux de ses collègues sont avec lui sur la scène (Patrice Gallet et Stéphane Szestak). Un trio en costume-cravate, qui présente bien mais un trio infernal car obsédé par l’efficacité, la productivité, la compétitivité. Quant aux chômeurs, aux improductifs, ils sont méprisés.
Toutes les pensées de ces hommes sont tournées vers cette recherche absolue, addictive, aliénante, de résultats. Seul but des relations humaines : tirer partie des failles des employés pour les rendre dépendants à un travail qui devient leur seule façon d’exister, d’être reconnus par les autres. Et Jean Personne est la victime idéale de cette forme de management. Mais comme le souligne Vincent Dussart, nous sommes tous, à des degrés divers, dans cette quête de reconnaissance. 
Paradoxe terrible : Jean Personne pense trouver sa place dans la société en éjectant ceux qui n'y trouvent plus la leur. Il se fond dans le système... avant d'en être la victime. Pour le spectateur, c'est un cauchemar éveillé. Nous sommes au théâtre et pourtant ce monde décrit par Richter, c'est le nôtre. Nous savons que cette surenchère professionnelle existe et qu’elle peut broyer les salariés. Les consultants débitent leur discours à un rythme effréné : résultats pourcentages, chiffres, performances, rentabilité, le spectateur est noyé, "tsunamisé" par ce flot de paroles et de formules de management toutes faites. Même entre eux, les échanges sont vides d'humanité et de sincérité.
D’autant que Vincent Dussart a voulu une mise en scène frontale. Les trois comédiens sont toujours face au public, un au milieu, deux sur les côtés comme s’ils voulaient nous prendre en étau sans nous laisser de sortie possible. Même pas d'échappatoire dans le décor, quasi inexistant. Seul trône au fond de la scène, un ourson géant, magnifique totem de l’enfance pour le metteur en scène.
Peu de décors donc mais une architecture sonore et visuelle très travaillée. Vincent Dussart a voulu un univers musical qui marque chaque récit : berceuse jouée sur le plateau par Patrice Gallet à la guitare électrique ou notes saturées et survoltées qui traduisent cette volonté du « toujours plus » qui mène à une sorte de folie. Dans cet univers si peu humain, Vincent Dusssart a tout de même réussi à distiller par moments une forme de beauté et de poésie.
Le comédien Patrice Gallet a également créé l'univers sonore. C'est aussi lui qui joue de la guitare électrique sur la scène
 (Corinne Marianne Pontoir)
Il ne faut pas espérer trouver un signe d'espoir dans l'issue de la pièce que nous ne révèlerons pas. Le public ressort de là un peu groggy. Que peut-il retenir de tout cela ? "Richter lance une alerte" explique Vincent Dussart. "Il nous dit : si vous vous oubliez les uns les autres, l'humanité va à sa perte, les objets vont prendre le pouvoir".
  (Chrystel Chabert)
En montant cette pièce, le metteur en scène souhaite que chacun s'interroge sur son besoin de reconnaissance, sur la dépendance que cela peut créer. Et de confier : "Adolescent et jeune adulte, j'étais perdu face à ces questions et dans une extrême dépendance au regard des autres. A ce moment là, j'aurais aimé voire un spectacle comme celui là". Si vous avez envie de vous confronter à ces questions là, vous savez ce qu'il vous reste à faire... 
 
"Sous la glace" de Falk Richtert
Mise en scène de Vincent Dussart - Compagnie de l'Arcade
Avec Xavier Czapla, Patrice Gallet et Stéphane Szestak
au Théâtre des Lucioles à Avignon 
jusqu'au 26 juillet (relâche le 20 juillet)
Durée : 1H15

Réservations : 04 90 14 05 51




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