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"Bettencourt Boulevard" vu par une enquêtrice de la première heure

Amours, trahisons, collusion entre le pouvoir et l'argent, la saga Bettencourt avec ses multiples rebondissements fait irruption au théâtre sous la plume de Michel Vinaver. Comment traduit-il l'affaire qui mêle fait divers et politique ? Et d'abord y-a-t-il matière à théâtre ? Marie-France Etchegoin, auteur d'"Un milliard de secrets", nous a accompagnés au théâtre de la Colline. Impressions.
Article rédigé par Sophie Jouve
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Francine Bergé dans le rôle de Liliane Bettencourt, photo de répétition
 (Michel Cavalca)

"Bettencourt Boulevard ou une histoire de France" (mise en scène de Christian Schiaretti) n'est pas un pamphlet politique. C'est l'histoire familiale liée à l'Oréal qui a intéressé Vinaver, comme Marie-France Etchegoin. Dès 2011, elle y décelait tous les ingrédients "d'une histoire romanesque" : des archétypes, un huis-clos dans une maison de Neuilly avec un quatuor emblématique (Liliane, André son mari, Françoise Meyers sa fille et François-Marie Banier). Quatuor autour duquel tournent l'armada des domestiques, les amis, les conseillers financiers, les notaires et in fine les politiques. "Le seul qui échappait aux liens d'argent, c'est le teckel de Liliane, Thomas. Et encore il était choyé avec son écuelle en argent et son propre garde du corps !", s'amuse Marie-France Etchegoin. 

Marie-France Etchegoin, auteur d'"Un milliard de secrets"
 (Sophie Jouve/Culturebox)

Etes-vous sensible à la façon dont Vinaver traduit l'affaire au théâtre ?

Ça m'a intéressée de voir comment il passait de cette histoire réelle à une mise en scène de théâtre, cela fait écho bien sûr à ce que j'ai raconté, je sais qu'il s'est inspiré de mon livre. Il y a des détails de l'enquête qu'il a traduit à sa manière, de façon théâtrale et avec des évocations très puissantes. 

Quand il quitte le fait divers pour se rapprocher de l'universel, il offre des moments poignants. La vieillesse, la décrépitude de la mère, la tristesse de la fille, les fantômes de la collaboration… C'est intéressant.

Et puis aucun personnage n'est cloué au pilori, chacun a sa part d'humanité. Même Patrice de Maistre qui rêve sur son bateau. Ça c'est le talent de Vinaver, l'écrivain, qui arrive à montrer la fragilité des personnages. 
Francine Bergé (Liliane Bettencourt) et Didier Flamand (François-Marie Banier) 
 (Michel Cavalca)
Comme vous, il s'intéresse avant tout à la saga familiale ?

J'ai traité l'affaire avant qu'elle ne devienne politique. Au début c'est une affaire d'abus de faiblesse, une histoire d'amour-haine entre une fille et sa mère qui va finir par éclabousser le sommet de l'Etat, le Président de la République lui-même ; c'est à partir de ce moment là qu'on en parle dans les journaux. Moi je voulais raconter comment tout cela couvait depuis longtemps.

Je trouvais aussi que cette affaire était puissante car il y avait derrière toute l'histoire de France, ses secrets les plus inavouables, avec la saga d'Eugène Schueller, inventeur génial, entrepreneur visionnaire mais qui va fricoter avec les collaborationnistes les plus extrêmes pendant la guerre. Les Bettencourt-Schueller, c'est aussi un des derniers exemples du capitalisme français familial. Autre ingrédient éminemment romanesque, le nœud eudipien de cette histoire, les relations entre Liliane et Banier. Il va arriver dans cette famille et, consciemment ou inconsciemment, jouer avec tout ça, souffler sur les braises de toutes les névroses familiales, qui sont des névroses universelles pour certaines : les relations intra-familiales, les relations mère-fille… Là, évidemment tout est démultiplié par l'argent, mais chacun peut y retrouver des malentendus familiaux.

La dimension politique est elle bien rendue ?

Oui et c'est assez osé de faire une pièce de théâtre en citant nommément des politiques, en les mettant en scène, en étant assez cruel vis-à-vis d'eux. Ça pose un problème d'éthique théâtrale. J'ai rarement vu ce genre de chose sur une scène : il y a Eric Woerth, sa femme, il y a l'histoire de la légion d'honneur de Patrice de Maistre, les enveloppes remises aux politiques, ce n'est pas forcément détaillé mais tout y est. Les relations de Patrice de Maistre avec le conseiller juridique de Sarkozy, les tentatives de ralentissement de la justice… Rien n'est occulté. 
Marie-France Etchegoin et Michel Vinaver au Théâtre de la Colline
 (Sophie Jouve/Culturebox)

Que pensez-vous de l'interprétation ?

Liliane Bettencourt (incarnée par Francine Bergé) est très bien campée, physiquement, dans sa manière de parler, son côté un peu décalée. Cette espèce de charme qu'elle peut dégager, tous les gens qui l'ont côtoyée en parlent. De même que ses absences, sa fragilité; il y a des moments émouvants où l'on voit cette vielle dame perdre un peu les pédales. Et puis son exaltation, son désir : elle dit que Banier "l'a sorti de son sarcophage" et ça c'est très bien montré. Je trouve que Vinaver a bien cerné aussi Françoise Meyers (Christine Gagnieux).

François Marie Banier interprété par Didier Flamand est un peu en dessous. Les autres personnages jouent plus sur la ressemblance… Pour Sarko par exemple, le comédien (Gaston Richard) imite le phrasé, la gestuelle, Woerth (porte sur les épaules le pull de l'ancien RPR dans le vent… Banier c'est un personnage tellement fantasque, tellement hors norme, peut être qu'il est plus difficile à interpréter.

Comment décririez-vous François-Marie Banier ?

Banier c'est un type qui vous traite de conne et qui trois secondes après vous dit que vous êtes géniale. Il passe de l'injure la plus grossière à des moments de grâce et de poésie. Il peut être hilarant. On ne sent pas son côté imprévisible dans la pièce et c'est comme ça qu'il tient les gens. C'est un volcan. Je ne sais pas si tout ça est sincère ou joué, il y a sans doute un peu des deux.

N'oublions pas que quand Liliane a rencontré Banier elle a revécu. Quand Banier vient prendre une photo d'elle en 87 pour la revue Egoïste, elle a 60 ans, lui 45 ans, c'est une espèce de coup de foudre amicale entre les deux.  On sent que cette femme qui a été la fille de son père (celui-ci n'a jamais voulu lui remettre les rênes de l'entreprise familiale car il estimait que les femmes n'étaient pas faites pour travailler), puis la femme de son mari (qui, lui, fait une carrière politique brillante) a un désir d'émancipation. Avec Banier un vent de folie va souffler dans sa vie. Lui sent très bien cela, il va la manipuler, briser les liens du sang.

Banier a toujours conspué l'ordre bourgeois mais il adore les puissants, il est complètement ambivalent. Tout son discours est de dire à Liliane qu'il faut qu'elle sorte de son conformisme, qu'elle brise ses carcans, qu'elle ose dire merde à sa fille. Sa fille elle lui a dès 1992 transmis 95% de sa fortune. Elle estime donc qu'elle peut bien en donner un peu à François Marie.

La pièce est construite comme une partition musicale en 30 tableaux

Quand j'ai lu la pièce, je me demandais ce que ça allait donner une fois mis en scène, et je trouve que ça fonctionne très bien. Il y a des sauts dans le temps, de la collaboration à l'époque actuelle, avant et après la mort de Bettencourt. Les tableaux fonctionnent bien, se complètent. J'adore l'avant dernier tableau avec Robert Meyers et Eugène Schuller. D'un côté un discours poignant sur Auschwitz et sur Dieu et de l'autre Schueller qui glorifie le travail, la publicité et le capitalisme.

Un regret ?

C'est peut être le monde des domestiques : il est un peu en deça. Les rapports avec Liliane qui sont aussi des rapports de dépendance et de domination. Liliane a l'argent, elle les domine mais elle est aussi dépendante d'eux car elle est sourde comme un pot. Ça leur donne aussi un sentiment de puissance vis-à-vis d'elle. C'est pour ça qu'ils supportent très mal l'intrusion de Banier qui va venir détruire cet équilibre. Ce qu'il reproche à Banier c'est surtout d'être grossier, d'uriner dans les plates bandes, de s'inviter à diner à 17h, de faire acheter des masques africains…
C'est amusant de voir comment les domestiques font corps avec leur patronne parce qu'on lui manque de respect. Ce côté-là n'a pas été creusé, le rapport entre la maitresse et les servantes.

En résumé cette affaire familiale qui va déboucher sur une affaire d'état, donne à voir la vie des riches, l'ancien monde des riches. Elle permet de savoir combien ils ont de personnel, combien sont payées les femmes de chambre, ce que mange le chien et puis évidemment les liens entre l'argent et la politique. On est à la fois dans la tragédie grecque et dans le Vaudeville, avec l'impression de mieux comprendre ce monde particulier qui reste si secret.

"Bettencourt Boulevard" au Théâtre de la Colline
Du 20 janvier au 14 février 2016
Durée : 2 heures
15 rue Malte Brun, Paris XXe
Réservation : 01 44 62 52 52


"Un milliard se secrets" de Marie-France Etchegoin
Robert Laffont
  (Robert Laffont)

Lire la critique de Stéphanie Loeb

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