"Haute surveillance" de Genet : un huis-clos de séduction et de crime en prison
Trois hommes dans une cellule. Le caïd, Yeux-Verts, qui a tué une femme, persuadé qu’à l’issue de son procès on lui coupera la tête. Les deux autres, Lefranc et Maurice, chacun voulant pour diverses raisons attirer l’attention d’Yeux-Verts. Leurs crimes à eux sont moins graves, Lefranc, d’ailleurs, sort dans trois jours. Mais Yeux-Verts ne s’intéresse guère qu’à son propre destin. Si : aussi à celui de sa femme, qu’il refuse de voir alors qu’elle l’attend au parloir. Qui, de Lefranc ou de Maurice, partira avec elle ? Ou aura l’honneur de la tuer pour qu’elle ne survive pas à son gonze ?
Dite ainsi, l’intrigue pourrait ressembler à un de ces films noirs des années cinquante, avec Gabin ou Eddie Constantine. Mais on est chez Genet. Et, avec "Haute surveillance", dans l’univers homo-érotique qui est une part (importante) de son œuvre, sans la dimension de critique sociale sulfureuse des "grandes" pièces, "Le balcon", "Les nègres", "Les paravents".
Une pièce écrite à Fresnes
"Haute surveillance" fut écrite à Fresnes, vers 1942 ou 1944. Genet y était enfermé, pas dans le quartier des résistants mais dans le quartier des voleurs. La pièce fut créée en 1949, deux ans après "Les bonnes" qui avait fait scandale. C’était dans une mise en scène de Jean Marchat (de mémoire, le compagnon de Marcel Herrand) et, en Lefranc, le tout jeune Robert Hossein tenait un de ses premiers rôles.On dit tout cela pour que le spectateur, qui ne connait pas forcément Genet (il y en avait quelques-uns le jour où nous avons vu "Haute surveillance"), sache à quoi s’attendre. Bien sûr, comme chez tous les grands auteurs, un sujet ambigu devient forcément universel. On retrouve toutes les questions qui, y compris dans "Les bonnes", fascineront Genet : le rapport dominant/ dominé, la séduction, comment elle s’exerce, la dimension du destin, la dimension du malheur.
Mais il y a évidemment, parce que c’est une pièce de théâtre destinée à être vue, des choses que Genet lui-même ne peut encore brutalement dire, contrairement à ce qu’il fera dans le roman qu’il écrit à la même époque, "Notre-Dame-des-Fleurs" (cette Notre-Dame, jeune travesti, n’a rien de la Sainte-Vierge) Cependant le pouvoir qu’exerce Yeux-Verts sur ses compagnons n’est pas uniquement érotique, et c’est d’ailleurs cela qui donne sa richesse à la pièce. C’est plus trouble, c’est la fascination pour quelqu’un qui a un charisme inné terrassant ceux qui n’en ont aucun, comme Lefranc, petit délinquant fade et sans beauté. La femme d’Yeux-Verts n’est qu’un prétexte, et l’on passe d’ailleurs très vite de "Qui partira avec elle après ma mort ?" à "Qui de vous deux va la tuer ?"
Univers sans femme, qui est celui de Genet jusque-là, de la colonie pénitentiaire de Mettray où il passa son adolescence à sa vie de délinquant assumant haut son amour des garçons. Univers d’errance masculine, même la gloire venue, où le destin, bon ou mauvais, peut surgir au coin d’une rue sombre. On remerciera donc Cédric Gourmelon de ne pas chercher à actualiser la pièce, d’être surtout attentif à ce que propose l’écriture de Genet à cette époque-là. Pas de décor, quelle utilité ? Les visages, les corps, sont sculptés par la lumière (remarquable première scène où c’est juste la demi-bouche de chaque comédien aligné qui est éclairée) : un beau travail d’Arnaud Lavisse.
L'attention à l'écriture de Genet
L’attention est toute portée au jeu des acteurs, à la parole de Genet. Les trois détenus sont constamment sur scène ; même quand ce sont des confrontations à deux, le troisième est là, recroquevillé, absent. La langue de Genet est très pure, très belle, très simple, sans ces fioritures, certes magnifiques, qui viendront ensuite dans d’autres textes: "Elle a besoin d’homme, d’un vrai. Et moi je suis déjà un fantôme". Diction parfaite, Sébastien Pouderoux est Yeux-Verts : il en a la présence, la beauté virile. Mais il n’y met pas assez d’arrière-plan, de ruptures de ton, par pudeur peut-être. Jérémy Lopez semble un peu en retrait au début. Il est le personnage ingrat de Lefranc. Voix sans présence, physique banal. Mais peu à peu, avec un art très fin, il s’installe, donne au personnage plus de profondeur : on croit -au début, l’on croit!- que la séduction pour Lefranc est d’ordre intellectuel, pour Maurice d’ordre sexuel. On se laisse peu à peu convaincre, jusqu’à la tragédie finale, que c’est un peu plus compliqué, et Lopez est pour beaucoup dans cette évolution du regard.Christophe Montenez est formidable
Il y a une très belle idée de metteur en scène -à moins qu’elle n’ait été soufflée à Gourmelon par les didascalies de Genet : quand Maurice demande à Yeux-Verts une photo de sa femme, celui-ci, nous tournant le dos, ouvre sa chemise, et le regard de Maurice s’extasie. Nul doute que cette admiration va moins à la vision d’un visage tatoué qu’à la virilité du support. Et Christophe Montenez, en Maurice, dans ce petit instant et dans les autres, est formidable. Le personnage est riche ; encore faut-il en faire ressentir toutes les facettes. Montenez, qui reprend en ce moment son rôle de Martin von Essenbeck à la salle Richelieu dans "Les damnés" d’après Visconti, sait magnifiquement passer en un instant de la petite frappe ambiguë et capable d’une méchanceté insigne à ce jeune garçon amoureux fasciné par l’homme qu’il aime. Et avec cette voix grave et nasillarde qui pourrait être exaspérante mais qui convient parfaitement à Maurice.Pierre-Louis Calixte, en Surveillant, a une scène, ni la plus nécessaire ni la mieux écrite. Mais Calixte y est sans reproche. C’est lui qui aura la réplique finale : "Pour nous, de l’œilleton du judas, ce fut une belle séquence tragique"
Oui, car vue par Genet.
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