"Il n'y a pas de Ajar" au théâtre : un seule-en-scène flamboyant, d'après l'essai de Delphine Horvilleur
Delphine Horvilleur, écrivaine et rabbine, a depuis quelques années un lectorat admiratif : Réflexions sur la question antisémite et surtout Vivre avec nos morts chez Grasset sont des succès critiques et de librairie. En 2022, avec Il n'y a pas de Ajar, un essai dénonçant "l’étau des obsessions identitaires, des tribalismes d’exclusion et des compétitions victimaires qui se resserre autour de nous", elle dénonçait tous les combats identitaires. Un an est passé et ce texte est devenu un monologue théâtral avec Johanna Nizard comme fulgurante interprète d'Abraham Ajar.
Le fils d'un canular
Vous qui pénétrez dans le Théâtre de l'Atelier et bientôt dans d'autres salles de régions pour la prochaine tournée d’Il n'y a pas de Ajar, laissez au vestiaire vos farouches croyances dans les identités. Pour soutenir ce propos, Delphine Horvilleur a donné vie à Abraham Ajar, fils d'Emile Ajar, l'écrivain. Sauf qu'Émile Ajar n'a jamais existé. En 1974, Romain Gary, auteur à succès, crée son double voulant fuir sa notoriété. Ajar remportera le Goncourt, faisant de Gary le seul écrivain deux fois récompensé par le Goncourt, ce que le règlement interdit. Vous suivez toujours ?
Donc Abraham n'a pas de paternité, pas d’identité. Imaginer le fils d'une invention littéraire tient de la magie mais aussi de l'entourloupe. Comment se construire quand vous êtes le fils d'une invention littéraire ? Absurde, réjouissant et éclairant tour de passe-passe.
Si nous sommes au théâtre, nous sommes bien aussi en littérature. La pièce débute par la voix de Bernard Pivot qui bafouille l'annonce de la mort de Romain Gary. 291e numéro d'Apostrophes, un générique qui renvoie au passé. Abraham Ajar entre en scène dans le fond de sa cave sinistre. Un décor, quelques totems d'acier, piliers d'un hypothétique refuge, le "trou du juif" comme l'appelle son habitant. Et dans ce lieu misérable et merveilleux à la fois, Abraham, l'enfant fictif, va raconter son existence, créer des personnages, faire renaître sa mère vivante dans les pages de Gary, il va digresser, soliloquer, divaguer avec une obsession : qui peut-il être quand on est le fils d'un pseudo ?
Le 12 décembre 1980, Romain Gary, en se tirant une balle dans la gorge, aura par ce geste, supprimé Emile Ajar, “le plus grand caméléon de tous les temps“. Le premier suicide collectif littéraire sans consentement, un deux-en-un, secret qui marquera l’histoire de la littérature à jamais.
Delphine Horvilleur"Il n'y a pas de Ajar", Editions Grasset
"On n’est pas que ce que l'on dit que l'on est"
"On n’est pas que ce que l'on dit que l'on est", aime à rappeler Delphine Horvilleur. Ce monologue décousu le démontre. Les identités radicales et religieuses, les diktats contemporains ou les lectures loufoques des Ecrits bibliques, Abraham se régale à les détruire, les éparpiller. Tout ce qui tiendrait debout grâce à une identité tenace et puissante s'écroule. Delphine Horvilleur en 2022 déclarait : "je suggère que nous ne sommes pas que les enfants de nos parents, on est les enfants des livres que l'on a lus". En admiratrice de Gary et de ses chausse-trappes, Horvilleur creuse ce sillon : celui de l'illusion des certitudes.
La pièce vagabonde du récit biblique d'Abraham, premier patriarche de la Bible, à la Madame Rosa de La vie devant soi en passant par les réflexions politiques sur l'appropriation et les excès de combats woke jusqu'à ce que résonne Et si tu n'existais pas de Jo Dassin. Ce Et si tu n'existais pas s'adresse tout simplement à Dieu. Pierre Delanoê et Claude Lemesle, les paroliers, n’avaient sûrement pas prévu ce trait d'humour noir. "L’humour est une affirmation de supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive", disait Gary. Il s'était inventé des familles, des lieux de naissance, il se présentait comme un "bâtard juif russe, matiné de Tartare", peut-on lire dans la biographie que lui a consacrée Guy Amsellem. Horvilleur et sa comédienne Johanna Nizard nous entraînent dans cette mise en abyme réjouissante.
Johanna Nizard transformiste flamboyante
Johanna Nizard a interprété Shakespeare, Goldoni ou Marivaux. Elle a été dirigée par Jacques Lassalle au théâtre ou Leos Carax au cinéma. Entre autres. Une apparition dans la série Dix pour cent est mentionnée. Mais sur la scène du Théatre de l'Atelier elle est méconnaissable. Transformiste, passant d'un gosse gouailleur, peut-être le Momo de La vie devant soi à une geisha déglinguée, elle porte ce texte du coq à l'âne philosophique. Dans la cave sombre, Abraham prend forme, on ignore s'il délire, s'il rêve, s'il se moque. Ces fantômes l'entourent et le guettent. Mais au final, Romain Gary, Delphine Horvilleur et Johanna Nizard nous ont joué un joli tour de magie, celui, comme elle le dit, de "polluer toutes les identités". Et si tu n'existais pas ?
"Il n'y pas de Ajar. Un monologue contre l'identité", texte de Delphine Horvilleur, mise en scène de Johanna Nizard et Arnaud Aldigé. Avec Johanna Nizard. Au Théatre de l'Atelier Paris 18e jusqu'au 1er octobre, puis en tournée dans toute la France, jusqu'en mai 2024
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