"Là-bas, de l’autre côté de l’eau" : sur scène une histoire d’amour impossible au cœur de la guerre d'Algérie
Au théâtre La Bruyère à Paris se joue "Là-bas, de l’autre côté de l’eau" de Pierre-Olivier Scotto, une pièce qui a pour sujet la guerre d’Algérie à travers une histoire d’amour impossible. Un spectacle jamais manichéen, une réussite.
Première image : un groupe enterre un certain Jean-Claude Rossignol au cimetière de Bagneux le 25 février 2020. Cérémonie sobre. Les participants partis, reste la veuve, France. Une silhouette s’approche, aux cheveux gris : "Mokhtar !" crie-t-elle en se jetant dans ses bras. Ce sera donc, on le comprend très vite, l’histoire de France, Jean-Claude et Mokhtar mais pas tout à fait sur le mode : "Le mari, la femme et l’amant". Cet âge de l’amour, des premières amours, se déroule pour eux à une époque où l’on ne peut aimer en faisant fi des circonstances : la guerre d’Algérie. Encore davantage si l’on est arabe et française.
Quand l'intime et le politique s'imbriquent
Et, c’est la première qualité de la pièce, l’histoire de ces jeunes gens est saisie au sein de la grande histoire à la manière dont un petit canot se retrouverait sur une énorme vague, menacé de chavirer, de sombrer, de disparaître… On a traité déjà de ces sentiments impossibles (et terriblement punis par la suite) entre occupants et occupés pendant la Seconde Guerre mondiale. Bien plus rarement quand il s‘agit d’une jeune pied-noir et d’un jeune arabe.
Mais la pièce fait mieux encore : elle dresse, par courts chapitres, un tableau de six années interminables (le début de la pièce se situe en 1956, et l’on saisit physiquement que la situation était déjà très sombre) où l’intime et le politique, la prise de conscience des uns et le refus de prendre conscience des autres, s’imbriquent au point de précipiter l’inéluctable tragédie.
Tragédie dont la ponctuation politique est symbolisée par un ministre-émissaire secret-ambitieux agent (très bien incarné par Patrick Chayriguès) qui a le cynisme des grands fauves et qui ne ressemble (habilement) à aucun des protagonistes du dossier -on sait que du "Je vous ai compris" du général de Gaulle le 4 juin 1958 (déclenchant l’enthousiasme des populations blanches) aux accords d’Evian du 19 mars 1962 (avant le chaos du retour en France et les massacres, sur place, des harkis), il y a eu un virage à 180°. Sans doute inéluctable, on le comprend à peu près, même s’il y a parfois un peu trop de didactisme dans ces interventions-là, trop de simplification, mais Là-bas, de l’autre côté de l’eau se veut d’abord, avant même d’être politique justement, une pièce profondément humaine.
Une pièce profondément humaine
Et avec subtilité, car les amants sont toujours à contretemps. France, donc, est la fille de Marthe, propriétaire d’une huilerie réputée, une Marthe qui vient de perdre son mari dans un attentat et qui en développe une haine absolue (Ces bicots, ces crouilles) contre les fellaghas (les combattants) qu’elle ne confond évidemment pas avec ses employés (arabes, même s’ils sont kabyles…) et avec la douce Aïcha (très juste Chadia Amajod) qui fait si bien et le couscous et les pâtisseries au miel. Discours connu, et probablement sincère, même si France, constamment en conflit avec sa mère, qui l’accuse d’avoir un petit pois dans la cervelle, lui répond devant eux : "Je suis pas ton esclave. Comme tous tes ouvriers".
Une France insouciante, en robe de vichy rose, à la Bardot, mais c’est Sagan qu’elle adore, Bonjour Tristesse (plus tard on la verra lire Un certain sourire, le deuxième livre de la romancière), en rêvant à la grande ville, Alger la blanche et, plus loin, Paris. Près de Paris, justement, Jean-Claude, guitariste et fondateur d’un groupe rock à Montrouge, Les vaches noires (nom d’un célèbre carrefour sur la RN 20 entre Montrouge et Arcueil), pour qui l’Algérie représente le soleil et la chaleur, loin du gris parisien ; et le garçon s’en va faire son service, la fleur au fusil, comme s’il partait en vacances, la réalité se chargeant vite de le démentir. Il y avait énormément de Jean-Claude à l’époque, plongés dans une guerre (disons le mot, il n’est plus tabou) qu’ils ne comprenaient pas.
L’itinéraire de ces trois jeunes gens est très bien rendu, dans ces moments de la jeunesse où les sentiments intimes vont céder ou se heurter à la conscience politique. Un Mokhtar qui se radicalise tout en restant éperdument amoureux de France mais comprenant le premier que cet amour est impossible. Une France qui, sur le tard, quittera cette insouciance devant les malheurs qui s’abattent sur sa communauté. Un Jean-Claude au milieu, ne sachant que faire, amoureux lui aussi de France -comme le dit Mokhtar à la jeune fille : Ce mot que j’aime tant quand c’est ton nom et que je déteste de plus en plus quand c’est celui de ton pays qui porte la souffrance chez les miens. Kamel Isker (Mokhtar) et Hugo Lebreton (Jean-Claude) sont très bien, très justes, sous les ombres de Camus pour l’un (Retour à Tipaza), de Saint-Germain-des-Prés pour l’autre -Jean-Claude faisant croire à France fascinée qu’il connaît Gréco et Boris Vian (dont il chante très joliment Le déserteur), lui, le petit rockeur de banlieue.
En revanche Noémie Bianco a plus de mal à passer de l’insouciante France à la fille ivre de vengeance, entrant dans le clan de l’O.A.S. avec des accents un peu grandiloquents. Dans le rôle de Marthe, sa mère, Isabelle Andréani inquiète au début par sa propension à faire du Marthe Villalonga mais très vite elle impose sa forte présence, la puissante personnalité de son personnage, réussissant tour à tour à être odieuse ou émouvante, dans une composition qu’elle mène remarquablement jusqu’au bout.
La mise en scène très vive de Xavier Lemaire
Xavier Lemaire signe une mise en scène très vive, très rythmée, quelques éléments de décor et, en fond, des photos d’époque, reflet de cette douceur de vivre en suspens des Pieds-Noirs, parfois des films d’actualité. Il a cherché un auteur et l’a trouvé : un Pierre-Olivier Scotto lui-même Pied-Noir et qui avait évidemment, comme petit enfant né l’année du déclenchement des événements, des souvenirs confus et partagés de ce temps-là. Scotto s’est astreint à une écriture simple, quotidienne, avec parfois des accès de lyrisme mais qui sont liés à certaines situations.
Il y a des moments de bonheur (les amoureux au bord de la mer ou un déjeuner autour du couscous du dimanche), mais rattrapés de plus en plus vite par la violence ; et une très belle idée, quand les exactions conjointes de l’O.A.S. et du F.L.N. accentuent le tourbillon des massacres, d’en chorégraphier la folie sanglante avec tous les comédiens. L’image finale, très belle aussi et qui explicite le titre, nous dit en quelques secondes, à nous qui sommes de moins en moins nombreux à avoir connu dans la métropole des échos de cette guerre, cette ambiguïté qui perdure dans les relations entre les deux pays sans que l’apaisement ne parvienne encore à l’emporter.
Là-bas, de l’autre côté de l’eau en donne la clef, avec beaucoup d’émotion : la raison ne pouvait se faire entendre devant la puissance contraire des sentiments des uns et des autres.
"Là-bas, de l’autre côté de l’eau" de Pierre-Olivier Scotto, mise en scène de Xavier Lemaire.
Théâtre La Bruyère, Paris
jusqu’au 18 décembre
En tournée ensuite.
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