La pièce "Five Easy Pieces" défie le tabou de l'affaire Dutroux au Théâtre Nanterre-Amandiers
Le Théâtre des Amandiers n'a pas tremblé. La polémique commençait pourtant à enfler la semaine dernière autour de la pièce "Five Easy Pieces", du suisse Milo Rau. En cause : le sujet traité, l'affaire Dutroux, et le format choisi, une troupe de sept enfants âgés de 9 à 14 ans qui rejouent en cinq scènes le déroulé de l'enquête. Une pétition mise en ligne mercredi 15 mars par le parti chrétien-démocrate de Jean-Frédéric Poisson demandait même au ministre de la Justice l'arrêt pur et simple des représentations. Mais celles-ci ont bien eu lieu. Culturebox s'y est rendu et s'est entretenu avec le directeur du Théâtre, Philippe Quesne.
"Peut être que les gens qui ont signé cette pétition mériteraient de voir le spectacle pour réellement le mettre en débat. C’est ce que je peux suggérer de plus juste. Lorsqu’une oeuvre fait polémique, ça n’a de sens que si son public sait aussi de quoi il parle. Aux Amandiers, nous vivons les représentations avec sérénité et on est très heureux de présenter ce spectacle, et très fiers que des artistes exhument des drames et s’en emparent avec une véritable écriture", souligne ainsi Philippe Quesne, pour qui il n'était bien évidemment pas question de déprogrammer la pièce.
Pendant de longues minutes, le spectateur s'inquiète : qui est cet homme au regard torve et malveillant? que veut-il faire de ces enfants? Puis c'est le soulagement : "un atelier théâtre". Mais avec une thématique bien particulière : l'affaire du meutrier pédophile Marc Dutroux, tristement célèbre en Belgique. Les enfants relèvent sans broncher le défi proposé.
"Pour travailler avec des enfants, on n'a pas le choix, c’est toujours avec le consentement du groupe. Ce travail a d'ailleurs fait passer Milo Rau par de nombreuses phases d’écriture. Il a ainsi décidé de placer cet adulte comme un double de lui-même, du metteur en scène, qui flirte parfois avec la figure du manipulateur. Mais son rôle est principalement d'encadrer, il incarne celui qui veille sur eux et les aide à reconstituer l'affaire par le prisme du théâtre", explique Philippe Quesne.
"Pourriez-vous tout jouer pour le théâtre?"
Une présence qui dérange autant qu'elle apaise en somme. "Ce travail, c'est aussi un choix des enfants, bien évidemment des parents, de toute une équipe d'accompagnateurs, et même de psychologues qui ont expertisé ce spectacle" ajoute le directeur du théâtre.Et les enfants jouent le jeu. Ils se plient avec rigueur à l'exercice difficile d'incarner les personnages de Victor Dutroux, le père de Marc, des enquêteurs ou encore des familles des victimes. La pièce propose une mise en abîme théâtrale dans laquelle les enfants jouent leur propre rôle d'apprentis comédiens au sein de cet atelier théâtre. C'est en quelque sorte le théâtre qui se regarde, qui décortique ce qu'est le jeu d'acteur, et qui pose la question du "peut-on tout jouer?" Une manière pour le spectateur de dépasser le simple récit macabre de l'affaire.
"Pouvoir cathartique"
Pour Philippe Quesne, c'est ce travail d'élevation et de distanciation qui fait toute la richesse de la pièce : "il s’agit de jouer, de ne pas toucher frontalement le sujet. Marc Dutroux n’est d'ailleurs pas incarné. On contourne. On parle de mort, de tristesse, d’abandon, de peine. Le théâtre a depuis des siècles traversé l’Histoire humaine avec ce pouvoir cathartique de traiter de sujets qui nous hantent. [...] Je pense qu’il y a des choses terribles dans ce monde qu’on a tort d’enfouir. [...] C'est un théâtre dérangeant, qui vient poser des questions au plus profond de nous-mêmes. Mais grâce au travail ciselé de Milo Rau, la pièce cherche à éveiller le spectateur. C’est l’inverse du voyeurisme."Dérangeante et parfois tout de même assez crue. Dans l'une des cinq scènes, la petite Rachel incarne Sabine, l'une des victimes de Dutroux. Prisonnière dans la cave insalubre de son bourreau, elle raconte à ses parents son quotidien au fil d'une lettre lue à haute voix. Jusque dans les détails les plus sordides, et avec le vocabulaire d'une enfant innocente.
L'instant est pesant tant la performance de la jeune actrice est troublante, bouleversante. La distance qu'entendait adopter le metteur en scène s'efface ici. Car pour la première (et seule) fois dans la pièce, un enfant joue le rôle d'un enfant, et non celui d'un adulte. En tant que spectateur, on se sent tout d'un coup bousculé voire gêné d'écouter, impuissant, l'horreur racontée par cette petite fille. Perturbants, les propos du metteur en scène au sujet de cette pièce le sont parfois tout autant : "C'est un thème qui m'intéresse dans le théâtre depuis toujours, le statut du spectateur, le voyeurisme, ce qui se passe quand on regarde des enfants jouer cette affaire qui est peut-être un des derniers tabous de notre temps, la pédophilie, la mise en scène du corps de l'enfant et de l'émotion de l'enfant".
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