"Le covid nous demande d'être alternatifs" : Thomas Jolly prépare une saison corona-compatible au théâtre d'Angers
Thomas Jolly, le talentueux nouveau directeur du Centre dramatique national-Le Quai d'Angers, nous livre ses pistes pour renouer avec "la culture vivante partagée", après deux mois de confinement.
Comment Thomas Jolly, le tout nouveau directeur du Centre dramatique national-Le Quai d'Angers, a-t-il vécu la fermeture de son théâtre et le confinement ? Et lui, le touche-à-tout ultra doué (Henry VI, Richard III, Thyeste, Eliogabalo, Macbeth Underworld, Fantasio…), comment conçoit-il cette saison hors norme qui s’annonce dans le monde du théâtre ?
Franceinfo Culture : Comment avez-vous vécu les deux mois de confinement ?
Thomas Jolly : Etre le nouveau directeur d’un théâtre fermé, c’est particulier ! Comme tout le monde, je suis d’abord passé par une phase de sidération où je n’ai pas tout de suite compris tous les enjeux et pris toute la mesure de ce que nous étions tous en train de vivre. Après il y a eu une phase de découragement, je dois le confesser, en raison de l’impossibilité de se projeter dans le temps alors que pour nous qui sommes à la direction des théâtres, la projection est première : projeter les spectacles, projeter les jauges, projeter les budgets, projeter, projeter, projeter, ne faire que projeter ! N’ayant plus cette capacité-là, j’ai eu l’impression que tout ce que j’avais commencé à mettre en place tombait par terre. Jusqu’à ce que… et là c’est l’artiste qui a réfléchi plus que le directeur ou le citoyen, jusqu’à ce que je me dise qu’on peut réussir dans ces contraintes, cette situation. Après ces petits deuils successifs, il y a forcément un moyen de travailler à l’intérieur de cette réalité, ici et maintenant.
Y- -t-il eu un déclencheur ?
Oui, une vision : je suis à mon balcon, arrêté comme tout le monde et je me rends compte que j’ai une trentaine de fenêtres devant chez moi et que derrière ces fenêtres il y a des gens comme moi confinés et que mon balcon est une petite scène malgré tout. Et là je décide de mettre en scène rapidement, en une journée, avec ce j’ai chez moi sous la main, une scène de Roméo et Juliette, la fameuse scène du balcon. J’ai été très étonné d’être aussi stressé en la préparant (éclat de rire), presque plus que de jouer sur une grande scène ou dans la Cour d’honneur. Peut-être parce que j’allais imposer quelque chose sans que les gens aient pris leurs billets. Et j’ai vu les gens apparaître à leurs fenêtres, ils ont été une petite vingtaine au final, les livreurs Uber aussi se sont arrêtés au coin de la rue pour regarder ce qui se passait. C’était très chaleureux, c’était de la culture vivante partagée. C’est à partir de là que j’ai réfléchi à comment je pouvais déployer cette toute petite chose. J’ai commencé à en parler à mon équipe. C’était mi-avril : je nous ai lancé sur cette hypothèse de réflexion d’une saison corona-compatible. Cela me stimule, j’ai l’impression de faire quelque chose que je n’ai jamais fait. Avec mon équipe on est à la fois heureux et dans une zone de risque mais cela nous permet de réfléchir à un autre partage de la culture vivante, en tout cas à Angers.
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Comment va-t-elle se construire cette saison corona-compatible ?
Il y a une incroyable inventivité et créativité des artistes à qui je m’adresse, ceux qui étaient programmés la saison prochaine et ceux avec qui je travaille sur le territoire : chacun prenant en compte les contraintes qui sont encore un peu floues mais que l’on peut quand même appréhender. Il va falloir faire des mises en scène avec de l’espace entre les acteurs, mais il y a déjà eu des spectacles où il y avait cette distance naturellement, car la mise en scène le voulait. On va trouver des textes qui s’y prêtent. Je crois que c’est possible de mettre en scène sans qu’on passe forcément par des masques, des plaques de plexiglas. Il y a des possibilités d’inventions scéniques qui garantiraient quand même la sécurité des acteurs et des techniciens.
Quel type d'invention ?
Il y a aussi tout ce qui peut se passer dans l’espace public de façon impromptue pour éviter les rassemblements, donc à l’instar de mon balcon. Il y a plein d’artistes qui proposent des formes éruptives dans l’espace public, dans les cours d’immeubles, aux carrefours. Des petites formes de 5, 10, 15 minutes. Pour certains c’est du théâtre, pour d’autres c’est de la musique…
Je travaille par exemple sur le spectacle Un jardin de silence que j’ai fait sur Barbara avec la musicienne Raphaële Lannadère (surnommée L). Cette chanteuse, qui était en résidence à Angers pour sa prochaine création, est en train d’inventer une tournée dans la ville. Plutôt que d’être sur une scène avec en face d’elle un public immobile, c’est elle qui bouge pour, de carrefour en carrefour, égrener ses chansons. Voilà une proposition mais il y en aura mille autres. Il y aura des jauges réduites, ce sera moins éclatant mais on peut faire quand même je crois.
Est-ce que nous sommes au début de quelque chose, d’une autre dynamique ?
L’institution théâtre a été prise de court : ce covid nous empêchant d’être ensemble tue la raison d’être du théâtre. En revanche la difficulté que j’ai eue à rebondir n’est pas seulement due au coronavirus, elle est aussi due à une institution, des règles du milieu culturel, en tout cas du théâtre, un fonctionnement qui empêche le rebond. On a rebondi tout de même avec des choses en vidéo, avec du théâtre au téléphone, des idées qui sont intéressantes. Et nous avons vu combien les captations pouvaient être un outil de démocratisation, permettant la découverte d’œuvres, d’artistes, de spectacle. J’ai eu tellement de messages de gens qui ont vu les opéras Macbeth Underworld ou Fantasio… C’est assez surprenant.
Je pense que cette nécessité de repenser nos métiers est le début de quelque chose. Je suis plutôt partisan de dire que le monde d’après viendra, on ne sait pas encore trop quand, mais il commence à se réfléchir, à s’inventer ici et maintenant. C’est en faisant qu’on continuera à mettre à jour les dysfonctionnements, les mauvaises habitudes de nos métiers dans lesquelles on était un peu engoncés. On peut réfléchir autrement, proposer autrement. Puisque que ce covid demande à l’institution d’être alternative, et c’est à priori antinomique, il y a forcément des enseignements qui vont sortir de là. J’ai déjà plein de choses à dire sur l’institution, ses fonctionnements, mais je ne pense pas que ce soit le moment du procès.
Dans les propositions d’Emmanuel Macron pour la culture annoncées le 6 mai, quelles sont celles auxquelles vous êtes sensible et celles qui vous laissent sceptique ?
Elles sont arrivées tard, mais il y a une attention (rires), un souci malgré tout du monde de la culture. Arrivant trop tard les artistes ont commencé à taper du poing sur la table et ils ont eu raison de le faire, et du coup il y a eu une réaction. Et le gouvernement a proposé des perspectives. Je trouve heureux qu’un président de la République, dans les temps qu’on traverse, prenne le temps de s’intéresser quand même aux problématiques du monde de la culture. La question du prolongement des droits des intermittents, même s’il faut qu’elle soit détaillée, est quand même une belle démarche d’attention à tous ces métiers. Là où je suis plus sceptique, c’est sur cet "été apprenant et culturel".
C'est-à-dire ?
Je ne sais pas très bien ce que ça signifie par rapport aux autres étés qui l’ont toujours été avec les festivals et autres propositions. Je ne sais pas très bien où il veut en venir, notamment sur les jeunes et les écoles, surtout s’il n’y a pas d’école ! Tout ce discours sur l’action culturelle me semble un petit peu flou, d’autant que les heures d’action culturelle, pour les artistes et les techniciens, ne peuvent être entièrement comptabilisées dans leurs heures d’intermittence, et d’ailleurs il ne faut pas qu’ils en fassent trop car ils pourraient même sortir du régime général. Peut-être que le ministère va y travailler avec les artistes. Si la crise du covid pouvait résoudre cette aberration ce serait déjà une vertu.
Aujourd'hui tout est remis à plat. Il y a des techniciens qui sont en train de réfléchir à des gradins corona-compatible c’est-à-dire en train de construire un gradin qui permet de ne pas voir qu’il a des sièges vides. Ce sera sécurisant mais se sera surtout plus conviviale pour les acteurs. Le président nous a demandés d’être inventif, je suis d’accord avec ça même si je pense que nous l’avons souvent été. C’est vrai qu’il faut qu’on bouge nos modèles et c’est bien que le ministère nous accompagne dans cette inventivité en ne se verrouillant pas trop sur ces fameux cahiers des charges, directives, conventions qui sont la norme. Car évidemment, quelles que soient ces nouvelles formes de création et tant qu’il aura des risques, nous ne ferons pas le même nombre de spectacles, nous ne vendrons pas le même nombre de billets…
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