"Le Pavillon aux Pivoines", fleuron du kabuki, en février au Châtelet
Tamasaburo Bando, que Rudolf Noureev comparait au grand Nijinski, a travaillé cinq ans pour monter trois actes de cette immense épopée de 55 actes composée en 1598 par le dramaturge chinois Tang Xianzu. L'artiste japonais a appris, à l'oreille, la langue utilisée pour l'opéra Kunqu, né dans le sud de la Chine, bien avant l'opéra de Pékin. Il a aussi travaillé sa voix pour chanter un opéra pour la première fois.
Bando, de retour à Paris après un quart de siècle
Le maître du kabuki (art du chant et de la danse japonais), qui a reçu en juillet 2012 le titre suprême de "Trésor national vivant du Japon", n'a pas dansé à Paris depuis un quart de siècle. "Personne ne doit manquer son apparition sur une scène, parce que c'est quelque chose que vous ne verrez peut-être pas avant plusieurs centaines d'années, cette grâce qui est donnée à un être, comme quand on voyait Noureev sur un plateau, ou pour ceux qui ont pu voir Nijinski", s'exclame Jean-Luc Choplin, directeur du Châtelet, cité par l'AFP.
"Tamasaburo Bando a tout remonté, il est en quelque sorte directeur, metteur en scène et acteur, puisqu'il joue le personnage principal de la princesse", explique le directeur du Châtelet. Tamasaburo Bando est en effet un "onnagata", ces acteurs masculins qui interprètent uniquement des rôles de femmes, nés de l'interdiction qu'avaient les hommes et les femmes de jouer ensemble sur une scène. Cette tradition, très vivante au Japon dans le kabuki et le théâtre nô, a preque complètement disparu en Chine.
L'intrigue du "Pavillon aux Pivoines"
La trame de l'opéra : hantée par son amour pour un jeune homme pauvre, une princesse meurt de chagrin et est jugée aux Enfers. Sauvée par le Dieu des pivoines, elle quitte le monde infernal et part à la recherche de son amant. "Cet opéra de l'apogée du théâtre traditionnel chinois de Kunqu date de 1598, et quelques années après naît l'opéra occidental avec l''Orfeo' de Monterverdi (1607). On y retrouvera à peu près le même thème, la descente aux enfers, aller rechercher l'âme soeur aux enfers et la ramener, c'est amusant qu'il y ait eu cet espèce d'échange de civilisations", observe Jean-Luc Choplin.
Quelques jours avant de jouer le "Pavillon aux Pivoines", Tamasaburo Bando dansera pour trois soirs des solos de danse kabuki issus de la tradition "jiuta", un art intimiste né à Kyoto et Osaka au début de l'ère Edo (1603-1868). Le "jiuta" raconte en danse et chant l'intensité des sentiments amoureux. Les trois courtes pièces (un quart d'heure chacune) narrent l'amour du passé, la jalousie, et le ressentiment amoureux.
Drapée dans des costumes féminins somptueux, visage de neige et coiffure savante, c'est une jeune fille délicate qui monte sur scène, et non un homme de 62 ans... "C'est d'une grâce qui n'est donnée qu'à des personnalités très rares", souligne Jean-Luc Choplin. "C'est plutôt 'slow motion' par rapport à ce qu'on connaît tous : ralentissement garanti. Mais n'est-ce pas ce dont le monde à besoin aujourd'hui, de s'arrêter un peu et de regarder les choses ?" Tamasaburo Bando : propos rares
Etre déclaré "trésor national vivant" par son pays ? "Plus qu'une récompense, cela représente surtout un devoir, une obligation morale pour les générations futures" pour ceux qui pratiquent et perpétuent un art traditionnel japonais, déclare le maître du kabuki à l'AFP dans un entretien exclusif, lui qui s'exprime rarement car, comme il le dit lui-même, les mots sont "secondaires".
Pour expliquer la fascinante dualité autour de laquelle il a construit sa vie depuis qu'il est monté sur des planches en onnagata alors qu'il n'était qu'un enfant, ses mots sont aussi précis que ses mouvements quand, muet, il joue et danse. Lui qui sur scène se glisse dans la tête et les atours d'une jeune fille des siècles passés ou d'une princesse des temps anciens, ne se sent pas tant à l'aise dans son temps. "C'est devenu difficile d'obtenir un équilibre entre le monde de la technologie et l'art et la culture traditionnelles. Pour les acteurs de la nouvelle génération ce n'est pas facile, car ils ne sont pas habitués à prendre leur temps, ils sont instinctivement enclins à penser vite."
Où est le "vrai" Tamasaburo ? Est-ce l'homme élégant tout en maîtrise, ou plutôt la "femme héron" (sagi musume) à l'impassible visage blanc de Pierrot lunaire qui, grâce à deux assistants discrets, émerge sur scène ? "Le vrai Tamasaburo est devant vous. Sur scène je suis un rêve, peut-être juste une création. C'est sur scène que je suis le plus heureux." "Je suis un homme, je n'ai jamais été une femme"
Cette "essence de la femme" qu'il tente pièce après pièce de retranscrire muettement, par les gestes, les yeux, les jeux de manches et d'éventail, l'a-t-il imprégné au point de brouiller la frontière entre lui et son double, entre l'homme à la ville et la femme à la scène ? "La frontière n'est pas vraiment claire. Je suis un homme, je n'ai jamais été une femme. Le concept même d'onnagata est basé sur ce qu'un homme imagine de la femme. Cela va bien plus loin qu'une simple transformation physique."
A l'époque de l'internet, de l'immédiat, se veut-il le gardien du kabuki, art multiséculaire ? "Ce n'est pas mon but premier. Je veux surtout créer un moment, un instant sur scène, le faire partager. Alors là, oui, je suis peut-être le protecteur. Mon rôle est de créer ce moment. Mais si je n'y arrive pas, si les gens qui me font face n'apprécient pas, alors je ne pourrai peut-être pas protéger ce trésor."
"Le kabuki d'il y a 300 ans était très différent. Il n'y avait pas d'électricité pour l'éclairage, pas d'électronique, par exemple pour actionner la trappe dans le sol qui s'actionnait manuellement. Le kabuki ne se modernise pas, il évolue. Il a gardé son esprit et continuera dans le futur, tout comme les tragédies grecques, l'opéra ou le ballet."
Au-delà du côté "exotique" et esthétique du kabuki , un public occidental peut-il vraiment comprendre cette forme théâtrale si particulière? "Bien sûr ! Il suffit d'aimer le théâtre. Vous pouvez adorer Shakespeare sans rien savoir de la Guerre des deux Roses", cette guerre de succession entre les Lancastre et les York au XVe siècle qui inspira au célèbre dramaturge sa pièce Henri VI.
Tamasaburo ne croit pas à la perfection, ajoutant que, l'âge venant, l'art peut être trahi par le corps. Malgré une jambe affaiblie par une maladie d'enfance qui l'a rendu encore "plus sensible" aux mouvements du corps, ce jeune et radieux sexagénaire semble comme épargné par l'agression du temps. Alors, mourir en scène comme Molière? "Je ne pense pas que je sois capable d'arriver à cette perfection là non plus !"
Kabuki au Théâtre du Châtelet, à Paris
"Jiuta", solos de danse kabuki, du 5 au 7 février.
"Le Pavillon aux Pivoines", opéra chinois classique Kunqu (extraits) 10 au 16 février.
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