"Le Silence" : Lorraine de Sagazan dynamite la Comédie-Française… sans un mot
On la connaissait frondeuse, capable en moins de dix ans de carrière de retourner des classiques d'Ibsen et Tchekhov, ou d'écrire avec son complice, l'écrivain Guillaume Poix, une pièce bouleversante sur la mort en plein Covid. À seulement 37 ans, Lorraine de Sagazan éclate les conventions du théâtre, pour en sublimer l'essence : la chair de l'acteur sur scène.
De l'œuvre d'Antonioni, elle retient cet art du silence, si novateur dans les années 50-60. Au Théâtre du Vieux-Colombier, à Paris, un intérieur stylé, aux couleurs chaudes, de part et d'autre, le public. Il y a là un couple, Marina Hands et Noam Morgensztern. La douleur se lit sur leurs visages, les mots ne viennent pas. "On a été obligés d'aller chercher dans ce qui empêchait la parole, et finalement est arrivée l'idée de l'innommable, donc par définition ce qui ne peut pas se dire", raconte Lorraine de Sagazan.
Le couple est rejoint sur scène par deux proches, Julie Sicard et Stéphane Varupenne, et un personnage mystérieux qui reçoit, impassible, tous ces affects, Baptiste Chabauty. La raison de cette souffrance, le public va la découvrir. Des objets, des sons et des images projetées l'aident à comprendre. Mais l'essentiel est ailleurs : comment dire des émotions par le silence ? Pour nourrir les regards, les gestes, ce quintet virtuose a travaillé des textes de Guillaume Poix, sans les dire sur scène : "Ils sont gorgés de monologues intérieurs, explique Lorraine de Sagazan. Ce sont des souvenirs, des phobies, un rapport aux objets, aux regards, des situations de famille. On a essayé de sédimenter la fiction d'expériences."
"On a travaillé sur l'intériorité des personnages. Comment l'absence de mots, les silences, ne sont pas un vide mais un plein."
Lorraine de Sagazanà franceinfo
Quand Marina Hands explose dans un long cri primal, le public sidéré atteint le point culminant de cette expérience hors-norme. Et c'est tout le talent de Lorraine de Sagazan. Sans la médiation du texte, elle nous déroute, nous foudroie, mais ne nous lâche jamais : "On est un peu du côté de la performance, de l'installation, du film. Il y a quelque chose d'indéfinissable que j'aime bien. Je ne cesse de me poser la question, qu'est-ce qui fait théâtre ? La phrase de Laurent Terzieff : 'Le théâtre, c'est ça et ça.' J'ai toujours travaillé sur la place du public, donc là, c'est une autre écologie d'écoute. La salle et la scène sont au même niveau d'absence de parole, d'écoute et de proximité."
Le silence total, ou presque, sur une scène de théâtre, était déjà advenu. On pense bien sûr à Claude Régy, mais c'était à la fin de sa vie, dans une pénombre qui invitait à la méditation sur toutes les finitudes, à commencer par la sienne. Le Silence de Lorraine de Sagazan fait un bruit de dingue dans les crânes des spectateurs, une secousse tellurique qui fait déborder les larmes et procure cette plénitude du spectateur comblé d'avoir assisté à un chef-d’œuvre.
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