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L’émouvante "Anna Christie" blessée par la vie de Mélanie Thierry
"Anna Christie", le personnage d’Eugene O’Neill, est incarnée, à l’Atelier, par Mélanie Thierry qui fut "Baby Doll" dans le même théâtre : la femme-enfant de Tennessee Williams fait place aujourd’hui à une femme adulte, et qui revendique sa liberté.
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Tout l'univers de l'homme qui a fondé le théâtre américain
Adulte mais blessée par la vie. De l’homme qui a fondé le théâtre américain (35 pièces entre 1916 et 1946, plus d’une par an !), « Anna Christie » n’est pas la meilleurs œuvre mais elle résume assez bien son univers: les frustrations, les espoirs brisés, les obsessions freudiennes d’une Amérique travaillée par le puritanisme. Il s’y greffe la nostalgie des ailleurs, de la mer immense qui fascine ou effraie comme elle fascina et effraya le jeune Eugene, fils de comédien, étudiant lamentable ayant sombré dans l’alcool et qui s’engagea comme matelot pour se racheter une conduite. « Anna Christie », qui date de 1922, est le reflet de cet homme-là.
A la mort de sa mère la petite Anna Christopherson, qui se fera appeler Anna Christie, a été abandonnée par son père, Chris Christopherson, suédois émigré, à de lointains cousins fermiers. Anna revient vingt ans après du fond du Middle West pour enfin rencontrer ce père jamais revu (ils ont échangés quelques lettres) dans un bar minable du port de New-York où Chris est capitaine d’un « caboteur à charbon ». Et surtout grand buveur devant l’Eternel. Comme elle semble l’être aussi. Il emmène en mer cette Anna trop jolie, trop maquillée, qui « vient se reposer auprès de lui » d’on ne sait quelle blessure d’existence et qu’il voit encore comme sa «petite fille ». Une construction bizarre
A bord surgit un marin naufragé, Billy Burke, irlandais et fougueux, qui tombe aussitôt amoureux d’Anna: « Quand je parle à une fille comme toi, ma cervelle va à l’envers » « Tu me croiras si je te dis que de t’aimer, ça m’a rendu propre ? » Conflit entre le père et l’amoureux, chacun veut garder Anna pour lui, et d’abord l’image qu’il a d’elle. Au final révélant son secret (qu’on a, nous, deviné depuis le début !), elle partira seule ou, plus exactement (dans un joli retournement dramaturgique) elle restera seule et ce sont eux qui partiront.
La violence faite aux femmes, la mer dévoreuse d’hommes (les frères d’Anna s’y sont noyés), le droit au rachat des filles publiques (mais rien sur l’alcoolisme, si présent ici, où s’était enfoncé toute la famille O’Neill et qui d'ailleurs abrègera la vie d’Eugene): beaucoup de clichés des mélodrames. Et une construction bizarre, une greffe qui prend mal entre deux sujets, la vie d’Anna, pieds sur terre mais destin chaotique, tendance pièce sociale, la vie de Chris, tendance pièce symbolique: Chris, l’homme brisé qui hait cette mer qui a été sa vie au point de vouloir en éloigner à jamais la seule progéniture qui lui reste; mais évidemment bon sang ne saurait mentir, Anne trouve, elle, de la douceur dans le cocon de ce bateau voguant à travers le brouillard.
Jean-Louis Martinelli signe une mise en scène minimaliste qui ne contribue pas à fluidifier l’histoire. Les décors sont si laids que le meilleur moment, c’est quand il n’y en a pas (le bateau dans la brume). Lenteur de rythme aussi, comme la pièce est courte, pour arriver à une durée raisonnable. Mais la direction d’acteurs rachète tout.
Mélanie Thierry donne une si belle émotion à son personnage
Mélanie Thierry est évidemment belle comme tout, mais beaucoup plus: toutes les facettes d’Anna sont là, la fille en colère, la (secrètement) amoureuse, la cabossée par la vie, la révoltée. Quand elle entre, sa voix même est différente, plus si claire et timbrée mais profonde, presque rauque, comme si elle grommelait, se parlant à elle-même. Existant sans problème auprès de l’ « Anna Christie » mythique que fut, au cinéma, Greta Garbo. Elle donne une si belle émotion à son personnage qu’on a, ignorant la fin, tellement envie qu’elle s’en sorte! Stanley Weber met sensibilité et fougue à ce marin un peu brut, sans cesse en référence à Dieu (Irlande oblige) et à Anna, hâbleur, la tête près du bonnet, et qu’il faut un peu « habiller » pour lui donner une consistance : il le fait très bien. La confrontation de cet Irlandais et de ces deux Suédois est d’ailleurs très révélatrice de l'Amérique des années 20, patchwork de peuples.
Féodor Atkine et formidable
Féodor Atkine est formidable : quand il entre imprégné d’alcool (et l’on en a vu, des acteurs surjouant pathétiquement l’alcoolisme!), avec un léger déséquilibre, une hésitation du pas, un regard un peu raide, on se dit déjà : c’est gagné, voilà un personnage. Mais il sera vraiment bouleversant dans ses tentations de rattraper les vingt ans perdus avec la maladresse de celui qui ne sait pas comment faire. Il faut le voir observant en fond de scène Anna et Billy qui roucoulent, avec ses épaules rentrées, son regard égaré, son impuissance.
Charlotte Maury-Sentier est très bien enfin en Marty, la tenancière arrimée à son bar comme un bateau à son quai (« Je suis née sur une jetée, j’ai jamais quitté la mer »).
C’est une des phrases finales de la pièce et c’est Chris qui la prononce : « Du brouillard, toujours du brouillard. Tu sais même pas où tu vas. Y’a qu’elle (la mer) qui sait ! » C'est la mer l’emporte, et Anna reste à terre. Bon résumé de cette drôle de pièce en forme de grand écart.
« Anna Christie » d’Eugene O’Neill au théâtre de l’Atelier à Paris
Mise en scène de Jean-Louis Martinelli.
1 Place Charles Dullin, Paris XVIIIe
Réservation : 01 46 06 49 24
Adulte mais blessée par la vie. De l’homme qui a fondé le théâtre américain (35 pièces entre 1916 et 1946, plus d’une par an !), « Anna Christie » n’est pas la meilleurs œuvre mais elle résume assez bien son univers: les frustrations, les espoirs brisés, les obsessions freudiennes d’une Amérique travaillée par le puritanisme. Il s’y greffe la nostalgie des ailleurs, de la mer immense qui fascine ou effraie comme elle fascina et effraya le jeune Eugene, fils de comédien, étudiant lamentable ayant sombré dans l’alcool et qui s’engagea comme matelot pour se racheter une conduite. « Anna Christie », qui date de 1922, est le reflet de cet homme-là.
A la mort de sa mère la petite Anna Christopherson, qui se fera appeler Anna Christie, a été abandonnée par son père, Chris Christopherson, suédois émigré, à de lointains cousins fermiers. Anna revient vingt ans après du fond du Middle West pour enfin rencontrer ce père jamais revu (ils ont échangés quelques lettres) dans un bar minable du port de New-York où Chris est capitaine d’un « caboteur à charbon ». Et surtout grand buveur devant l’Eternel. Comme elle semble l’être aussi. Il emmène en mer cette Anna trop jolie, trop maquillée, qui « vient se reposer auprès de lui » d’on ne sait quelle blessure d’existence et qu’il voit encore comme sa «petite fille ». Une construction bizarre
A bord surgit un marin naufragé, Billy Burke, irlandais et fougueux, qui tombe aussitôt amoureux d’Anna: « Quand je parle à une fille comme toi, ma cervelle va à l’envers » « Tu me croiras si je te dis que de t’aimer, ça m’a rendu propre ? » Conflit entre le père et l’amoureux, chacun veut garder Anna pour lui, et d’abord l’image qu’il a d’elle. Au final révélant son secret (qu’on a, nous, deviné depuis le début !), elle partira seule ou, plus exactement (dans un joli retournement dramaturgique) elle restera seule et ce sont eux qui partiront.
La violence faite aux femmes, la mer dévoreuse d’hommes (les frères d’Anna s’y sont noyés), le droit au rachat des filles publiques (mais rien sur l’alcoolisme, si présent ici, où s’était enfoncé toute la famille O’Neill et qui d'ailleurs abrègera la vie d’Eugene): beaucoup de clichés des mélodrames. Et une construction bizarre, une greffe qui prend mal entre deux sujets, la vie d’Anna, pieds sur terre mais destin chaotique, tendance pièce sociale, la vie de Chris, tendance pièce symbolique: Chris, l’homme brisé qui hait cette mer qui a été sa vie au point de vouloir en éloigner à jamais la seule progéniture qui lui reste; mais évidemment bon sang ne saurait mentir, Anne trouve, elle, de la douceur dans le cocon de ce bateau voguant à travers le brouillard.
Jean-Louis Martinelli signe une mise en scène minimaliste qui ne contribue pas à fluidifier l’histoire. Les décors sont si laids que le meilleur moment, c’est quand il n’y en a pas (le bateau dans la brume). Lenteur de rythme aussi, comme la pièce est courte, pour arriver à une durée raisonnable. Mais la direction d’acteurs rachète tout.
Mélanie Thierry donne une si belle émotion à son personnage
Mélanie Thierry est évidemment belle comme tout, mais beaucoup plus: toutes les facettes d’Anna sont là, la fille en colère, la (secrètement) amoureuse, la cabossée par la vie, la révoltée. Quand elle entre, sa voix même est différente, plus si claire et timbrée mais profonde, presque rauque, comme si elle grommelait, se parlant à elle-même. Existant sans problème auprès de l’ « Anna Christie » mythique que fut, au cinéma, Greta Garbo. Elle donne une si belle émotion à son personnage qu’on a, ignorant la fin, tellement envie qu’elle s’en sorte! Stanley Weber met sensibilité et fougue à ce marin un peu brut, sans cesse en référence à Dieu (Irlande oblige) et à Anna, hâbleur, la tête près du bonnet, et qu’il faut un peu « habiller » pour lui donner une consistance : il le fait très bien. La confrontation de cet Irlandais et de ces deux Suédois est d’ailleurs très révélatrice de l'Amérique des années 20, patchwork de peuples.
Féodor Atkine et formidable
Féodor Atkine est formidable : quand il entre imprégné d’alcool (et l’on en a vu, des acteurs surjouant pathétiquement l’alcoolisme!), avec un léger déséquilibre, une hésitation du pas, un regard un peu raide, on se dit déjà : c’est gagné, voilà un personnage. Mais il sera vraiment bouleversant dans ses tentations de rattraper les vingt ans perdus avec la maladresse de celui qui ne sait pas comment faire. Il faut le voir observant en fond de scène Anna et Billy qui roucoulent, avec ses épaules rentrées, son regard égaré, son impuissance.
Charlotte Maury-Sentier est très bien enfin en Marty, la tenancière arrimée à son bar comme un bateau à son quai (« Je suis née sur une jetée, j’ai jamais quitté la mer »).
C’est une des phrases finales de la pièce et c’est Chris qui la prononce : « Du brouillard, toujours du brouillard. Tu sais même pas où tu vas. Y’a qu’elle (la mer) qui sait ! » C'est la mer l’emporte, et Anna reste à terre. Bon résumé de cette drôle de pièce en forme de grand écart.
« Anna Christie » d’Eugene O’Neill au théâtre de l’Atelier à Paris
Mise en scène de Jean-Louis Martinelli.
1 Place Charles Dullin, Paris XVIIIe
Réservation : 01 46 06 49 24
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