"Les Gratitudes" de Delphine de Vigan dans une adaptation théâtrale bouleversante sur la fin de vie au CentQuatre-Paris
"Imagine All The People" entend-on en s’installant dans la salle de théâtre. Le comédien et musicien Pascal Sangla, entame un quizz musical. "On va chanter des bouts de chansons, comme je vois que vous êtes chauds". Il joue les notes d’Une chanson douce d’Henri Salvador sur un petit clavecin, emportant le public tout sourire, ravi de chanter en chœur. C’est ensuite au tour de Mistral gagnant de Renaud, puis Le Sud de Nino Ferrer ou encore Le Chanteur de Daniel Balavoine. Des classiques de la chanson française.
Cette introduction musicale donne le sourire et un esprit de convivialité. Elle n’est surtout pas anodine. Michka, interprétée par Catherine Hiegel, personnage central du spectacle Les Gratitudes, adapté du roman de Delphine de Vigan, souffre d’aphasie, une perte du langage. C’est par la chanson, sorte de musicothérapie, que cette ancienne parolière peut espérer ralentir le processus.
Vie amoindrie
Le metteur en scène Fabien Gorgeart a changé un élément narratif du roman, avec une volonté "d’aller plus loin". "Dans Les Gratitudes, Michka est correctrice dans une maison d’édition et là, nous en faisons une parolière, qui perd la parole", explique dans un entretien, celui qui a déjà adapté Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan. Le travail du metteur en scène est presque documentaire : "J'ai rencontré des orthophonistes, j'ai fait des recherches sur la maladie."
Le spectateur se retrouve plongé dans l’histoire forte de Michka, touchée par la dislocation de son langage. Accompagnée par sa fille Marie et entourée par son orthophoniste Jérôme, elle finit ses jours en Ehpad. "Une vie parfaitement réglée, amoindrie", lance Michka dépitée de découvrir les horaires précis des petits-déjeuners, déjeuners, collations et dîners. Dans cette épreuve, on découvre Marie, jouée par la jeune Laure Blatter aux qualités d’interprétation remarquables, accompagner au quotidien Michka. "J’essaye de la réconforter, mais chaque phrase est une insulte à la femme qu’elle a été", songe Marie en aparté.
Les journées de Michka sont rythmées par les séances chez l’orthophoniste. Elles sont merveilleusement bien retranscrites sur scène. Le dispositif scénique est simple. Un fauteuil en tissu gris et une console de musique roulante qui permet de créer des mélodies en live. Pas besoin de plus, l’interprétation des comédiens fait rayonner la pièce. Michka est interprétée par Catherine Hiegel, 76 ans, ancienne doyenne de la Comédie-Française qu’elle a fréquentée pendant 40 ans. Elle incarne parfaitement la fragilité et la force de cette femme qui peine à trouver les mots.
Le temps est compté
Lorsque son orthophoniste Jérôme lui montre une image de lampe torche, en lui demandant de retrouver le mot, Michka les inverse, les remplace par d’autres. De ses mots impromptus, un langage presque poétique se dégage, faisant sourire ou réfléchir. "Une langue faite de lapsus, de néologismes, à la syntaxe désarticulée", précise Delphine de Vigan. L’autrice a d’ailleurs écrit son roman en ayant pleinement conscience de la frontière avec le théâtre, "avec l’envie qu’un metteur en scène s’en empare". Une théâtralité qui a tout de suite séduit Fabien Gorgeart. "J’ai tout de suite imaginé une comédienne qui perd ses mots et cette image est extrêmement forte", ajoute-t-il.
On ressort de cette pièce avec une grande indulgence face à ceux qui ont du mal à se faire comprendre au quotidien. On prend encore en pleine face, le délitement progressif et inévitable du corps. On comprend surtout que le temps qui passe est plus que jamais compté. C’est ce temps qui pèse sur Michka. Elle veut le rattraper en tentant de retrouver le couple qui l’a adopté au début de la Seconde Guerre mondiale, pour les remercier. Une rencontre poignante entre deux générations que rien ne sépare finalement.
"Les Gratitudes" de Delphine de Vigan, mis en scène par Fabien Gorgeart
En tournée dans toute la France. Jusqu'au 25 novembre au CentQuatre-Paris
Le 12 décembre au Théâtre Cinéma de Choisy-le-Roi et les 19 et 20 décembre à l'Espace 1789 de Saint-Ouen
Durée : 1h30
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