"L’Interlope", le bel hommage des comédiens du Français aux cabarets "marginaux"
Eric Ruf, justement, l’actuel administrateur de la grande maison, est à l’origine de "l’Interlope (cabaret)", hommage à ces cabarets marginaux ou "sauvages", plus spécialement de l’entre-deux-guerres (mais ils perduraient dans les années 50 et 60), où, nous dit Ruf, "les hommes devenaient femmes, les femmes devenaient hommes, avec une liberté d’être et d’aimer d’autant plus grande que, passée la porte, elle était loin d’être tolérée" On voit ces images-là, ces figures-là, sur certains photos de Brassaï par exemple ou d’autres photographes de la nuit, où des garçons fragiles montrent une bouche en cul-de-poule impeccablement maquillée, où des filles en costume et cravate, le cheveu court et le menton large, enlacent de fines créatures de leur sexe au risque de les étouffer.
L’interlope, en ces années-là, flirte constamment avec le clandestin et pour un Jean Marais au physique de boxeur qui ne se laisse pas marcher sur les pieds, pour une Suzy Solidor, superbe créature blonde échappant à la caricature de la femme-camionneur (ces deux-là, comme par hasard, assumant parfaitement ce qu’ils sont), combien de non-dits, de déguisement dans tous les sens du terme, y compris chez les artistes qui montaient sur scène à la fois pour satisfaire un public friand d’excitation ambiguë et pour servir d’exemple et de modèle à ceux qui, honteux, passaient la porte des "interlopes", à seule fin de constater qu’ils n’étaient pas tout seuls!
Reportage : J. Mirande / N. Loncarevic / M. Chekkoumy / G. Fontenit
L'aventure de trois hommes-femmes
C’est tout cela que raconte "L’Interlope(cabaret)" à travers l’aventure de trois hommes-femmes, Camille d’abord qui, tout petit, "souffrait de deux problèmes : le premier, de n’être pas bien dans mon corps, le second, de vivre à La Ciotat" Bagdassarian, incroyablement amaigri ("je me prenais à l’époque pour une sorte de Greta Garbo familiale"), est épatant, demi-sourire provocant dans son jeu avec le public et regard à demi-perdu, à demi-inquiet, de celui qui cherche toujours une voie pour s’échapper tel un animal en danger. Danger d’une descente de police, danger d’un commando homophobe, danger d’une famille qui vous renie. Pierre, plus jeune, et qui ne peut "aller faire ressemeler ses escarpins pour ne pas donner des soupçons à son cordonnier" ("Emprunte ceux de ta femme – Je peux pas, je fais du 47") est le bi assumé, marié le jour (et la nuit), homo sur scène (et au petit jour) Benjamin Lavernhe, qui était si bien dans le joli film d’Eric Besnard "Le goût des merveilles" aux côtés de Virginie Efira, est lui aussi méconnaissable et stupéfiant d’abattage. Il y a aussi Tristan (Michel Favory) et la seule femme, la propriétaire de l’"Interlope", Axel, qui, après quelques aventure masculines, a enfin trouvé l’amour, version fille, et, devenu femme-homme, règne désormais sur ses complémentaires, aux noms très "Crazy Horse": Violetta Calandre, Sandra Mirage, Chipy Chapiteau. En meneuse de revue Véronique Vella est surprenante, version inversée de Joel Grey dans le chef-d’œuvre du genre, "Cabaret" de Bob Fosse avec Liza Minnelli.On rit infiniment
Le récit en quelques mots de la vie de ces quatre-là, leurs scènes dans la loge pendant qu’ils se préparent (et se chamaillent, jalousie des plus vieux pour le plus jeune), leur apparition dans d’ahurissantes tenues (Lavernhe en Inca revu par Zaza Napoli, coiffure de plumes rouges et robe à sequins, prêtées par… le Moulin-Rouge !), sont tout à fait jubilatoires. On rit infiniment tout en ayant déjà un aperçu du talent de chanteurs (euses) de nos amis et de la richesse du répertoire qu’ils survolent : le "Cherchez la femme" de Coccinelle, le premier transgenre (dès 1956), le "Garçon manqué" (Vella, magnifique) de la plus contemporaine Juliette (qui rêve d’une "tenue de Zorro, d’un sabre de corsaire"), des poèmes surprenants de Guillaume Apollinaire ou Paul Valéry, pourtant hétéros notoires. On rit encore plus au répertoire dont Vella (encore éblouissante) nous donne un aperçu tout en nous signalant qu’on ne "l’entendra pas ce soir" : "Le trou de mon quai" ou la plus rare "La tata, la tata, la tapette en bois". Inutile de nous faire un dessin (mais tout de même, on aurait bien aimé l’entendre un peu plus, ce répertoire…)Il y a cependant davantage. Il y a la revue elle-même, où les trois garçons se succèdent dans leur belles robes, rouge sang (Lavernhe), lamé argent (Favory), de veuve en noir, et de veuve noire, à perruque rousse (Bagdassarian). Et c’est là que Bagdassarian est très fort. Par le choix des airs et leur progression (qui n’évacue pas le burlesque comme dans « Ca monte et ça descend », gestes à l’appui en direction du public, complice), installer une vraie émotion qui nous rappelle qu’on n’est sûrement pas dans "La cage aux folles" (mais Serrault, en particulier, y disséminait lui aussi des notes plus tragiques); qu’on n’est pas non plus chez Michou où les artistes, de talent, se glissent dans la peau des chanteuses; mais bien dans un répertoire par et pour des hommes et des femmes qui savent ce que la marginalité (et ses corollaires, l’ostracisme, le mépris, la violence) veut dire, mais qui l’assument plus ou moins, au nom de ce qu’ils sont. Plus avec "Le condamné à mort" de Jean Genet et sa musique d’Hélène Martin ("pourquoi les cours condamnent un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour"), avec "Ouvre" de Suzy Solidor ("C’est l’amour qui sonne et c’est moi qui te l’apporte. Ouvre à mon cœur ton cœur trop plein, j’irai le boire sur ta bouche"), avec "Le long des berges grises" chanté par Reda Caire qui assumait ouvertement son homosexualité. Et parfois il s’agit d’emblèmes ("Jésus la Caille" de Francis Carco qui est "un garçon qu’on prend souvent pour une fille", ou les "bons anges et mauvais anges" de Shakespeare) parfois de détournements malins (le célèbre "Avoir un bon copain" chanté par Henri Garat ou Jean Gabin et qui, en version gay, porté par nos trois garçons-fleurs, fonctionne si bien qu’il en devient troublant !)
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