Pio Marmaï incarne la fascination de Koltès pour "Roberto Zucco"
La légende Roberto Zucco: c’est ainsi que Bernard-Marie Koltès s’en empare, c’est ainsi qu’il fait scandale. Zucco, dont l’itinéraire réel, disons-le, est celui d’un assassin psychopathe, commençant par tuer ses parents à quinze ans, interné, libéré car semblant « normal », auteur de quelques meurtres, policiers, jeunes femmes, un homme, meurtres jamais vraiment clairs dans les explications de Zucco. Zucco arrêté, incarcéré à Venise, tentative d’évasion: l’image de Zucco torse nu sur le toit de la prison, éclairé par les projecteurs, narguant gardiens et policiers, cherchant sans doute à être abattu dans une attitude christique ou médiatique, en tout cas créatrice de légende. Mort qu’il n’aura pas : chute, fracture des côtes, c’est beaucoup moins romantique. Le suicide de Zucco, quelques mois plus tard, s’asphyxiant grâce à un sac plastique dans sa cellule, vire carrément au sordide.
Est-ce la beauté de Zucco qui fascine Koltès ou la "beauté" de ses actes ?
Mais l’histoire de Zucco, la fulgurance de son parcours, sa posture d’ange déchu revendiquant sa liberté, fascinent Koltès : « Sur le toit de la prison il se déshabillait et il insultait le monde entier » Mettons les pieds dans le plat : il y a dans cette fascination une dimension homo-érotique. Toujours Koltès : « Il y a une photo de lui qui a été prise le jour de son arrestation, où il est d’une beauté fabuleuse. Tout ce qu’il a fait est d’une beauté incroyable ». Est-ce la beauté de Zucco qui fascine Koltès ou la « beauté » de ses actes ? C’est l’ambiguïté même de l’œuvre, et des œuvres de Koltès en général, là où un Jean Genet, lui, n’aurait jamais caché (il l’a même souvent hautement revendiqué !) son admiration sexuelle pour un voyou.Richard Brunel, très intelligemment, ne contourne pas l’obstacle, dans la mesure aussi où l’écriture de Koltès va bien au-delà de cette fascination initiale pour Zucco. Plus que l’itinéraire d’un homme, on voit comment cet homme imprime une trace violente sur la vie de tous ceux qu’il croise, qu’il s’agisse d’amour, de mort ou de simples rencontres mais, là (et c’est tout l’univers de Koltès qui se superpose cette fois à celui de Zucco), sans qu’on devine dans quel sens la scène peut basculer: voir la rencontre de Zucco et du vieil homme, où celui-ci sauve sa vie par la douceur et la modestie de sa parole, et Axel Bogousslavsky, acteur aimé de Marguerite Duras, y est magnifique.
Brunel, le metteur en scène, confirme son talent
Ainsi, dans un décor de cloisons et de praticables mouvants qui réunissent et séparent personnages, classes sociales, ou Zucco du reste du monde, Brunel dessine un état de la société, dans un grand pays d’Occident, dont Zucco est le révélateur mais aussi le messager et, souvent, le paria volontaire (l’histoire de Zucco a pour théâtre Italie et France); et il est d’ailleurs remarquable que pas une phrase de Koltès, 26 ans après, ne paraisse datée, de sorte que les situations qu’en tire Brunel ont une résonance totalement contemporaine: sur la marginalité criminelle, les relations hommes-femmes, la violence sociale (« Je ronfle de misère »), le sentiment d’insécurité latent des quartiers, la mise en scène, sans aucun didactisme, mais au plus près de ce que nous dit Koltès (et Zucco, parfois rampant, parfois courant, parfois ombre dans l’ombre, est le lien caché de ces différents tableaux), dresse un constat d’hier et d’aujourd’hui qui touche à l’universel : l’histoire de Zucco, à l’aune d’aujourd’hui, c’est aussi l’histoire d’une société qui, de façon terrifiante, n’a guère évolué. Malgré quelques facilités (les sacs plastique jetés à la fin depuis les cintres, image souvent vue et qui ne se justifie pas), Brunel confirme son talent (que nous avions repéré il y a treize ans, à Saint-Denis même, dans une ébouriffante pièce élisabéthaine, « La tragédie du vengeur »), habile à chorégraphier les déplacements des acteurs comme à rythmer l’enchaînement des tableaux.Acteurs nombreux (le théâtre public le permet) et, forcément, inégaux, dont on retiendra Noémie Develay-Ressiguier (émouvante Gamine qui trouve avec Zucco un semblant d’amour), Lamya Regragui, la grande Evelyne Didi, très très bien mais sans surprise et Thibault Vinçon dans le rôle terrible du frère : discours très fort où il soliloque sur les grands frères et leurs petites sœurs, «tu as perdu ton pucelage, maintenant tu es une femelle, je n’ai plus à me maintenir dans ce rôle qui m’écrase ».
Pio Marmaï : un Zucco de présence et de séduction
Pio Marmaï est dirigé en séducteur, souvent torse nu, parfois même tout nu (mais les chastes yeux ne sont pas choqués !), beau moment quand il quitte la Gamine et que celle-ci dîne, les seins nus, avec sa famille qui ne voit rien. Richard Brunel choisit d’aller dans le sens de Koltès, de faire de son acteur un Zucco de présence et de séduction, mais, malgré le charisme incontestable de Marmaï, c’est au détriment de la violence ambivalente de Zucco, que rendait Stefano Cassetti, au regard incroyablement halluciné, dans le film de Cédric Kahn.Le capital de sympathie de Marmaï n’arrange rien. On croit, dans la scène initiale où il tue sa mère (Evelyne Didi) qu’il va jouer de cette schizophrénie-là, bon garçon capable soudain du plus effroyable crime. Mais non : le seul meurtre commis vraiment sous nos yeux a presque lieu par accident. On sent de nouveau la personnalité trouble de Zucco, sur la fin, dans son discours sur le regard des autres, face à la formidable Dame élégante de Luce Mouchel, qui lui dame le pion. Après cet essai pas complètement transformé, on aimerait voir Pio Marmaï en valet de Marivaux, en Figaro de Beaumarchais, où il serait sans doute excellent.
On a cité la Dame élégante de Luce Mouchel : dans cette scène-là, il y a quelque chose de vraiment choquant où la fascination de Koltès pour Zucco apparaît à ce point manquer de recul qu’il en est presque à cautionner l’inadmissible. Ce serait pourtant oublier que cette pièce est sa dernière œuvre, qu’il se sait condamné, qu’il y jette, dans une langue drue et ramassée, d’une très belle et, inhabituelle pour lui, simplicité d’écriture, toutes ses obsessions dernières, au risque du hors-sujet (la tirade sur « l’odeur des hommes ») Peut-être, donc, aurait-il revu ce texte au vu des réactions qui l’ont accueilli. Il n’empêche : un quart de siècle après sa mort, et sous un autre regard que celui de son quasi-frère, Patrice Chéreau, Koltès, on le constate, s’installe dans la postérité comme un de nos auteurs de théâtre qui va continuer à compter.
Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis (93) jusqu’au 20 février
Du 2 au 4 mars à la Comédie de Caen (14000)
Du 10 au 12 mars au théâtre d’Orléans (45000)
Les 17 et 18 mars à la Comédie de Clermont-Ferrand (63000)
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