Pressions, autocensure, baisses budgétaires : le spectacle vivant en zone de turbulences

Plusieurs acteurs du spectacle vivant s'inquiètent pour la liberté de création et de diffusion après des déprogrammations et des pressions politiques.
Article rédigé par franceinfo avec AFP
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Soirée à la Halle de la Machine à Toulouse avec les déambulations du Minotaure et de l'Araignée, le 5 octobre 2023. (FREDERIC SCHEIBER / HANS LUCAS)

Des pressions sur le théâtre de la ville RN Hénin-Beaumont, une polémique dans le milieu catholique toulousain au sujet d'un opéra urbain, des pièces de théâtre pas reprises en tournée : plusieurs acteurs du spectacle vivant s'inquiètent pour la liberté de création et de diffusion.

C'est par une double mise en garde que Caroline Verdu, vice-présidente théâtre à Ekhoscènes (entrepreneurs du spectacle vivant privés), a entamé la rentrée le mois dernier: "la liberté de création est un bien précieux que nous devons défendre et qui doit prévaloir à toutes formes de censure".

"La censure qui pourrait être imposée à nos artistes en voulant les faire taire par la haine et la menace, ou la censure tout aussi insidieuse qui consisterait à réduire la visibilité de certains spectacles jugés polémiques"

Caroline Verdu, vice-présidente théâtre à Ekhoscènes

Et il y a depuis des motifs d'inquiétude. A Hénin-Beaumont, ville dirigée depuis 2014 par le Rassemblement national, comédiens et techniciens qui devaient se produire au théâtre de L'Escapade sont en grève pour protester contre ce qu'ils estiment être des "ingérences" dans ce lieu de culture indépendant.

"Mise au pas insidieuse"

Ils redoutent que la gestion du théâtre ne tombe dans le giron de la municipalité, depuis la signature en janvier d'une nouvelle convention entre la mairie et l'association du théâtre - sans l'aval du directeur (lequel est en arrêt maladie) - prévoyant cette possibilité, avec préavis de deux mois. Nicolas Dubourg, du Syndéac (syndicat d'entrepreneurs), craint une "mise au pas insidieuse". Laquelle lui rappelle "la stratégie de la dirigeante d'extrême-droite Giorgia Meloni en Italie" consistant à placer ses proches à la tête d'institutions culturelles.

A Toulouse, une autre polémique a surgi: il est question de l'opéra urbain La Porte des ténèbres, qui doit voir trois géants d'acier et de bois parcourir la ville fin octobre: Astérion le Minotaure, sa demi-soeur Ariane et une troisième créature, mi-femme à cornes de bouc, mi-scorpion à pattes de crabe.

Sans s'opposer frontalement à la tenue de ce spectacle de rue, l'archevêque de la ville Guy de Kerimel a promis toutefois, mercredi 9 octobre, une messe spéciale, destinée à "protège(r) (...) Toulouse (...) de ces menaces ténébreuses". "Surpris", le directeur artistique François Delarozière défend "une histoire qui parle d'amour, de mort, de vie". "On n'a pas le droit de censurer ou d'interdire", prévient-il.

Autocensure

S'ajoute une liste, égrenée dans la presse ces dernières semaines, de plusieurs pièces n'ayant pas ou peu été reprises en tournée en province pour la saison 2024-2025. Passeport, d'Alexis Michalik, qui évoque l'immigration sous un angle favorable, a essuyé le refus de sept villes (sur une tournée de 50 dates), indique Camille Torre, tourneur (Acmé, société de production de théâtre privé). "Que des refus" aussi pour Prima Facie (qui aborde le thème du viol), ajoute-t-il.

David Roussel, codirecteur du Théâtre des Béliers parisiens et du Théâtre des Béliers à Avignon, déplore que cinq dates de tournée seulement soient prévues en 2025 pour Je m'appelle Asher Lev, histoire d'un jeune peintre orthodoxe juif qui s'émancipe de son milieu, pourtant succès dans ses deux établissements. "Ca ne parle pas du tout du conflit israélo-palestinien", rappelle-t-il, soulignant que les refus émanent "de villes de gauche comme de droite". L'explication ? "Des élus locaux qui craignent de proposer à leurs administrés un sujet trop clivant", selon lui. Voire "des programmateurs qui anticipent la pensée des élus" et développent "un réflexe d'autocensure".

"Baisses budgétaires"

Ce phénomène "est accentué très fortement par le contexte de baisses budgétaires" et ses conséquences, la réduction du nombre de spectacles proposés sur une saison, constate-t-il. Préoccupé également, Vincent Roche-Lecca, co-directeur du Syndicat national des scènes publiques (270 théâtres publics), voit cette situation s'accélérer surtout "depuis 2 à 3 ans". Un paradoxe, remarque-t-il, alors qu'en 2016 ont été consacrées les libertés de création et programmation, dans la loi relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine (LCAP).

Mais "on manque de jurisprudence, d'actions en justice pour non-respect de ces libertés", déclare-t-il, comprenant la "peur des artistes d'être blacklistés et des directeurs de perdre leur emploi".

"Il faut des correctifs à cette loi, de sorte que des procédures soient engagées spontanément par les autorités contre ceux qui empêchent la libre diffusion des oeuvres. Et que la peur, aujourd'hui dans le milieu de la culture, change de camp", plaide Agnès Tricoire, présidente de l'Observatoire de la création de la Ligue des droits de l'homme.

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