"Construire un feu" : Jack London confronte un homme dans la neige à son propre destin
C’est une nouvelle de 1908 (deux ans après "Croc-Blanc") dont il existe apparemment une version "rose" et une version "noire" (on ne vous dira pas laquelle nous conte Marc Lainé). Version "blanche" de toute façon puisque l’histoire se passe dans la neige, une neige épaisse qui recouvre tout, et le ciel lui-même est sans soleil. "Le jour pointait, gris, froid, très gris, très froid. Ce jour était clair et pourtant l’atmosphère semblait imperceptiblement voilée." C’est le début de "Construire un feu" que Marc Lainé nous décrit comme "un voyage immobile, presque un rêve". Un homme marche dans le jour qui pointe, sur cette neige qui recouvre tout. On ne saura rien de ce qu’il est, de son nom, de ce qu’il a laissé derrière lui. Chercheur d’or ? Trappeur ? Braconnier ? Fugitif ?
Il rejoint un camp où il retrouvera ses camarades. Mais il fait moins cinquante degrés. Et peut-être plus bas encore. L’homme, pourtant, n’a pas d’imagination. "Cinquante degrés au-dessous de zéro, pour lui, c’est un fait." Pas un sujet de méditation sur sa fragilité. Avancer d’un bon pas. Prendre garde aux pièges de la neige qui peut cacher des creux où l’on s’enfonce, où l’on mouille chaussettes, chaussures, une partie du corps, et alors… pour éviter de geler, il faut "construire un feu".
L’homme est accompagné d’un chien
On est dans le Yukon canadien, ce territoire extrême qui confine à l’Alaska, à l’Océan glacial arctique. Ouvrez votre dictionnaire : dans les régions habitées du Yukon la moyenne de janvier est entre -17 et -30. Dans le village de Snag, en 1947, on a enregistré – 62. Le Yukon est un lieu de mort douce, ouatée, de sommeil dont on ne revient pas. "Un ancien avait dit à l’homme qu’il ne fallait jamais partir seul sur ces pistes." On ne sait si Jack London, l’aventurier London, est passé par le Yukon, s’il a croisé des "survivants" qui lui en ont fait le récit.Cette simple nouvelle de "Construire un feu", disons-le, est une merveille. Elle est à la fois totalement descriptive, dans la narration technique de la construction du feu, la narration clinique du froid qui envahit le corps, la narration poétique et cependant climatique de la neige faussement enveloppante, et l’on suit avec de plus en plus d’intérêt, et bientôt d’angoisse, les accidents, les fausses joies et les vrais désespoirs de l’homme.
Confrontation avec la nature
C’est de la grande littérature américaine, dans la lignée de "Moby Dick", du "Vieil homme et la mer", ces récits où la confrontation à la nature, à ceux qui la peuplent, si minutieusement décrite, se double, sans qu’on soit jamais dans la réflexion philosophique, d’une implacable métaphysique. Avec aussi ce fatalisme empreint d’un sens de la faute propre au caractère américain.Marc Lainé, par des moyens très simples, réussit à donner une forme théâtrale à ce texte où il n’y a même aucun dialogue. Quelques sapins blancs, des paysages photographiés et leurs miniatures dans une ouate qui envahit le plateau et nous fait vraiment croire qu’on est dans une neige profonde. Des petites caméras filment parfois l’homme (Nâzim Boudjenah), muet presque jusqu’au bout, très bien quand la peur se lit sur son visage, mais était-il nécessaire de le faire geindre ainsi dès qu’il sent que le danger devient inéluctable ?
Narration à l'ancienne
Deux acteurs disent le texte, on suppose in extenso. Le procédé de narration de London est "à l’ancienne" : c’est un narrateur omniscient qui nous raconte une histoire à laquelle personne n’a assisté. Marc Lainé le fait incarner sur la scène par Pierre-Louis Calixte, entourant l’homme, se penchant vers lui, le contemplant, le filmant, comme s’il était le destin guetteur. Au début Calixte se contente d’être neutre (un peu trop, les couleurs du texte, tout en nuances de blancs, ne ressortent pas assez) et peu à peu apparaît dans sa voix un intérêt de plus en plus à l’œuvre, presque une jubilation, car on sait que le destin jouit cruellement du sort malheureux des hommes.Alexandre Pavloff incarne le chien. Il dit en tout cas tout ce qui concerne le chien. Dommage que Pavloff, avec ses longs cheveux sur les épaules, fasse le chien avec des déhanchements à la John Galliano, commençant ses phrases avec des inflexions snob, qu’il perd heureusement quand il n’y pense plus ! Et c’est dommage, cela, car le chien devient peu à peu un personnage important, que London utilise pour ménager un vrai suspense et qui prend en charge l’émotion, une émotion intense, presque humaine, quand monte le cauchemar en même temps que le crépuscule.
"L’homme et le chien" aurait pu s’intituler "Construire un feu". Il devient assez fréquent, lisions-nous l’autre jour sous la plume d’un confrère, que la jeune génération de metteurs en scène monte des pièces qui n’en sont pas, adaptations de toutes les formes d’écriture pourvu qu’elles ne soient pas… théâtrales. "Construire un feu" est dans cette catégorie, on en suit intensément le déroulement par le talent de la transposition mais d’abord par la force du récit. Au point que certains préféreront, peut être, lire la nouvelle devant un feu.
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