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"Forbidden di sporgersi" fait retentir les mots de Babouillec, autiste sans parole

"Forbidden di sporgersi", projet de Pierre Meunier conçu et imaginé par Marguerite Bordat, met en scène les mots de Babouillec, une jeune femme autiste et écrivain. Spectacle brut, "Forbidden di sporgersi" donne forme à sa pensée, libre joyeuse, et poétique. Mercredi soir, c'était la première à Avignon, et elle était là.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
"Forbidden di sporgersi" Satchie Noro et Pierre Meunier, Avignon In 2015
 (BORIS HORVAT / AFP)

Dans la cour de la Chartreuse, les festivaliers attendent, écrasés par la chaleur avignonnaise. L'heure du spectacle approche. Soudain dans la file d'attente, entre les éventails qui s'agitent, apparait un visage rayonnant, présence inattendue et joyeuse qui tranche avec tout ce qui l'entoure. La jeune femme est tournée dans le sens inverse des autres, disciplinés, qui attendent de pouvoir enfin entrer dans la salle de spectacle. C'est elle, Babouillec, la jeune femme autiste sans parole, auteur d'"Algorithme éponyme" (Christophe Chomant éditeur), le texte nourricier de ce spectacle.

"J'ai découvert ses écrits et je suis tombé à la renverse"

"J'ai rencontré Hélène il ya quatre ans", confiait Pierre Meunier, le metteur en scène le matin de la première. "A l'occasion d'un autre spectacle sur le langage, j'ai passé deux ou trois jours dans une institution pour autistes, et c'est là que j'ai rencontré Hélène et sa mère. J'ai découvert ses écrits et je suis tombé à la renverse", poursuit-il. Ils entament un échange jusqu'à ce que Babouillec lui envoie le texte définitif. "J'ai tout de suite eu le désir de me mettre au travail, et j'ai proposé à Marguerite Bordat (scénographe et collaboratrice entre autres de Joël Pommerat), de travailler avec moi", confie Pierre Meunier.

"Pendant 20 ans on a vécu dans un silence de plomb"

Au moment d'entrer dans la salle, je me faufile derrière Babouillec et le petit groupe qui fait cordon autour d'elle. La conversation s'engage. "Pendant 20 ans on a vécu dans un silence de plomb", explique la mère d'Hélène Nicolas, dite Babouillec. Pendant que la maman me parle, Hélène penche sa tête en arrière et me regarde en riant. "Hélène ne parle pas", explique-t-elle. "Ca ne rentre pas dans son organisation".
  (BORIS HORVAT / AFP)
Pour communiquer, la jeune femme de 27 ans  écrit à l'aide d'une boîte remplie de lettres en carton. "Elle les assemble sur des pages A4 pour former les mots et les phrases. Elle a un vocabulaire très riche et très juste. Elle va à l'essentiel et ne fait aucune faute d'orthographe", ajoute sa mère.

"Babouillec inspire la magie"

"On s'est rendu compte par hasard quand elle avait 16, 17 ans qu'elle savait lire. J'avais laissé tomber les prises en charge institutionnelles parce que je voulais qu'il se passe quelque chose. Je voulais qu'on se rencontre". Et c'est en travaillant avec une orthophoniste, alors qu'elle est au bord du découragement qu'elle découvre que sa fille sait lire et écrire. "Et on s'est enfin rencontrées", raconte la maman.
Frédéric Kunze et Pierre Meunier dans "Forbidden di sporgersi"
 (BORIS HORVAT / AFP)
"On a vu la générale hier", dit-elle. "Hélène était enthousiasmée. En  rentrant elle a sorti sa boite et elle a écrit "C'est unique dans son genre! Babouillec inspire la magie. J'adore la folie de Forbidden" et elle a aussi écrit : "j'adore m'entendre". La jeune femme écoute sa mère et renverse à nouveau sa tête vers moi. Elle éclate de rire et le spectacle commence.

Sur scène quatre personnages, blouse de travail, s'affairent avec des panneaux de PVC stratifiés translucides, et un ruban de chantier rouge et blanc. Aucun mot n'est prononcé pour l'instant.

"C'était un défi parce que ce n'est pas du tout un texte de théâtre. C'est un long poème, qui livre une pensée très affutée, puissante, déconcertante, avec un humour décapant. Quelque chose d'absolument singulier", explique Pierre Meunier. "Le texte de Babouillec incite à aller vers autre chose", poursuit Marguerite Bordat. "C'était évident pour nous qu'il fallait fabriquer une forme entre le théâtre et les arts plastiques. C'est pour ça que dans le spectacle on trouve du Tinguely, du Niki de Saint Phalle, du Calder", précise la scénographe.

"C'est clair qu'on n'allait pas s'en sortir avec des trucs de vieux renard de théâtre"

"Hélène  m'a fait me remettre fortement en question dans mon travail, m'a poussée à me questionner sur ce que je fabrique, comment je le fais, à quoi je me conforme aussi. Parce qu'on est tout le temps sollicités pour rentrer dans une norme. On nous demande de rentrer dans des cadres, même en tant qu'artiste. Mais là, il fallait être à la hauteur de la liberté et de la radicalité d'Hélène. Et je suis fière d'être allée jusqu'au bout de ce geste-là", poursuit-elle.

"Il n'était pas question de monter ou de dire le texte, mais plutôt d'en faire un échos théâtral", explique la chorégraphe. "Babouillec a une énergie de vie très belle, qui pulvérise ce qui peut nous freiner d'une manière ou d'une autre à être soi, à s'accepter plus dans une singularité", ajoute Pierre Meunier. "Elle a une présence tellement pleine, qu'elle met la barre très haut sur notre présence à nous. C'est clair qu'on n'allait pas s'en sortir avec des trucs de vieux renard de théâtre", ajoute Pierre Meunier. 

Le chantier

Résultat : la construction sur scène, en direct et en public, du monde de Babouillec. Un monde à la fois foutraque et extra lucide, expression d'un esprit libre, en mouvement, et joyeux. Sur le chantier, une bande de bricoleurs : Satchie Noro, acrobate aérienne, Frédéric Kunze, comédien, râblé, Jean François Pauvros, dégingandé aux cheveux longs et ses guitares électriques et Pierre Meunier.

Cette joyeuse bande manipule des objets inventés : un ruban de chantier rouge et blanc qui prend vie, du cable qui s'anime, une palette de ventilateurs sur roulettes emballés dans du plastibulle qui frissonne sous l'effet des courants d'air qu'ils produisent, une visse géante qui déclenche les mots de Babouillec, un batteur sur roulettes qui traverse la scène à fond la caisse, un pendule fait de tuyaux géants qui produisent des sons tantôt doux tantôt grinçants …des micros qui tombent en panne, des  plombs qui sautent…

Alors oui il y a dans ce spectacle l'esprit de Jacques Tati, de Tinguely, de Calder, de Chaplin, ou de Niki de Saint Phalle, mais il y a surtout un monde absolument singulier, celui de Babouillec, d'où surgissent, ici et là, ses mots ("Seul l'acte d'aimer nous sépare du vide") et son rire, enregistré, qui crépite sur scène, et ce soir aussi en vrai, dans la salle.
Fin du spectacle, Babouillec danse
 (Laurence Houot / Culturebox)
Quand la fin du spectacle arrive, tout se remet en mouvement sur la scène, et Babouillec bouillonne, danse, se lève. 
Hélène Nicolas, dites Babouillec, sur scène 
 (Laurence Houot / culturebox)
Noir. C'est fini. Les comédiens saluent. Babouillec les rejoint. Elle a ce visage radieux qu'on lui avait vu en entrant. Elle tourne le dos à la salle et pendant que les acteurs lui font face et saluent, elle saute, saute, saute de joie. Et nous on pleure d'émotion.

Forbidden di sporgersi, Pierre Meunier et Marguerite Bordat, avec Frédéric Kunze, Pierre Meunier, Satchie Noro et Jean-François Pauvros.
Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon les 16, 19, 20, 21,22, 23 et 24 juillet à 18 heures

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