"J’ai pris mon père sur mes épaules" : Torreton excellent dans une pièce trop longue
"J’ai pris mon père par les épaules", c’est ce que fit Enée, le héros troyen à la fin de l’"Illiade", quittant la ville, protégé par les dieux, avec Anchise, son vieux père aveugle qu’il porte sur son dos. L’Enée de Melquiot, très bien défendu, avec beaucoup de grâce triste, par le jeune Maurin Ollès, ne sait même pas d’où vient son prénom : "C’est un héros, je crois - De série ?" lui répond Betty, croisée et dragouillée sur une autoroute.
Enée (on est à la fin de la pièce) ne porte pas son père épuisé mais le guide dans ses derniers jours. L’histoire a commencé plus tôt, dans la cité où Roch (prénom un peu trop symbolique) attend la retraite en étant au chômage pendant qu’Enée attend, lui, que le temps passe, de stages miteux en vagues contrats, tels ceux qui l’entourent, "de beaux perdants", "de grands vaincus"
Des humbles
Il y a à peine chez Enée de la révolte. Il n’y a pas de misérabilisme chez Melquiot (une qualité !), pas de dealers ou de violence, simplement ce groupe de quelques humbles, Anissa (R. Brakni), enceinte d’un des deux hommes, Grinch (Vincent Garanger) qui s’est fait tatouer sur le cœur la fée Clochette, en quête d’un dernier grand amour pour accepter les drames de sa vie. Et aussi Céleste (Bénédicte Mbemba), la jeune femme noire qui, elle veut s’en sortir. Et Bakou (Frederico Semedo), engagé pour jouer un rugbyman (lui, grand comme un mannequin) dans une pub pour des pâtes où la troisième mi-temps réunit quinze malabars se bourrant de spaghettis dans un jardin ("c’est vraisemblable, ça ?" dit Grinch) Il y a aussi Mourad (Riad Gahmi) qui revient d’un tour de France… de la loose, avec encore plein d’espoirs, une révélation zen et désormais "de religion athée".Personnages plutôt bien définis, fatalistes ou non (les femmes plus accrocheuses, plus décidées que les hommes), dans un intelligent décor tournant représentant un de ces H.L.M. grisâtres qui ouvrent sur les intérieurs modestes de Roch, Anissa ou Céleste. Et la mise en scène d’Arnaud Meunier rythme les échanges sans temps mort, dans une circulation des personnages où aucun n’est plus "vedette" que les autres.
La rencontre d'un père et d'un fils
Mais justement, et le titre le dit bien, cette écriture plus ou moins chorale nous disperse pendant une partie de la pièce sur ce qui, peu à peu, se révèlera le vrai sujet, la rencontre d’un père et d’un fils. Dès les premières minutes quand, pour le déjeuner, Roch ramène un lapin : "On va faire un civet – Qu’est-ce qu’on fête ? – J’ai un cancer. Donc on mange du lapin". Et le plus stupide des cancers, "un cancer du genou". Terreur et accablement d’Enée, pudeur du père qui regarde son fils : "Il est beau. On a bien réussi son visage. Je suis assez content de ça". Sentiments élégants, bouleversants souvent, d’un homme qui ne s’apitoie pas sur lui-même parce qu’il n’a pas été élevé comme ça : "La vie m’a peu donné. Je perds pas grand-chose". Ou encore : "T’es un fils. Tu dois voir crever tes vieux. C’est dans l’ordre". Et, en Roch, Torreton, murmurant à peine, comme pour lui-même, met une humanité, une simplicité, magnifiques.On souhaiterait donc que Melquiot resserre sa pièce sur ces deux êtres même si c’est davantage Enée, l’itinéraire d’Enée, qui l’intéressent. Enée qui apprend à vivre, à grandir, à aimer peut-être, Enée qui n’a pas forcément encore compris comment être responsable, et c’est donc Enée avec chacun des protagonistes (scènes plus faibles avec Céleste, avec Bakou, dans le kebab qui fait office, et c’est très bien vu, d’unique restaurant à des kilomètres), qui va petit à petit définir son projet, prendre son père non par les épaules mais par la main, jusque, pour ce père qui adore les westerns, le Far West, à aller s’éteindre au Far West de l’Europe, au Portugal, ce qui surprend un peu Roch, "note, j’ai rien contre les Portugais, mais aller dans un pays de soleil, moi qui peux pas m’y mettre, au soleil". Car le cancer du genou est devenu généralisé.
Resserer
Et la fête d’adieu, la veille du départ de Roch et d’Enée, où l’on danse, l’on pleure, l’on s’embrasse, l’on se dit aussi ce qu’on ne s’est jamais dit, est très réussie, très bien orchestrée par Meunier avec ces sept personnages dans ce si petit espace ; et c’était aussi une très jolie fin. Car le Portugal, on s’en foutait, on avait compris. Pourquoi personne n’a dit à Melquiot d’arrêter là, alors que sa pièce durait déjà plus de deux heures ?Car voilà que la modeste aventure, émouvante, d’Enée et de son père s’entrechoque avec l’actualité la plus tragique, les attentats du 13 novembre, sans que Melquiot en tire quelque chose de très concluant. Rachida Brakni (si bien dans le quotidien de la pièce et beaucoup moins en chœur de tragédie grecque) s’épuise, comme Torreton, à nous faire croire qu’on est dans Sophocle ou Shakespeare. Hélas ! cela ne fonctionne pas. Se surajoutent d’autres drames qui alourdissent la barque, au point qu’on perd le père et le fils, on perd leur infortune, on perd la douleur possible du deuil et ce qui était un beau thème qu’on avait cru lire en filigrane : la tragédie de grandir pour un enfant à la mort de ceux qui l’ont élevé. Une demi-heure de trop. Il faut se méfier de la grande histoire.
Après Paris, tournée à Lyon (Théâtre des Célestins) du 13 au 23 mars, à Annecy les 27 et 28 mars. En avril à Luxembourg, Saint-Etienne (de nouveau), Sète et Rouen, en mai à Villefranche-sur-Saône, Marseille et Thonon.
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