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"La Reprise" de Milo Rau : un spectacle sur la banalité du mal qui met Avignon KO debout

Le metteur en scène suisse, Milo Rau, se penche sur un fait divers d’une rare violence qui a eu lieu en Belgique, le lynchage d’un homosexuel par trois jeunes à Liège en 2012, et pose la question de la représentation de la violence sur scène. Un spectacle qui a mis Avignon KO debout.
Article rédigé par Sophie Jouve
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 3 min
  (Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon)

Quand commence la tragédie ?

Cela démarre par la préparation d’un spectacle, les auditions insolites et parfois drôles. Milo Rau a réuni des acteurs professionnels et des amateurs : Fabian Leenders, ancien maçon, et Suzy Coco, retraité. Des habitants de Liège, la grande cité wallonne touchée par le chômage. 
  (Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon)
L’un des comédiens, Sébastien Foucault, raconte avoir enregistré le procès du supplice subi par Ihsane Jarfi. A la sortie d’une boîte, le jeune homme monte dans une voiture avec trois hommes, la conversation dérape. Roué de coups, torturé, il est laissé pour mort dans un sous-bois et l’on retrouvera son cadavre deux semaines plus tard.
 
Le metteur en scène suisse nous prend d’emblée à partie, par la voix du comédien Johan Leysen, grande figure du théâtre flamand, qui s’interroge devant nous : quand commence la tragédie ? A quel moment devient-on le personnage ?  

Puis s’adressant à Suzy et à Fabian : "Tu peux pleurer ? Tu es capable de jouer nue ? Tu peux me frapper ?". Et de montrer aux amateurs comment l’on peut… "faire faux".
Fabian Leenders et Tom Adjibi
 (Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon)

Au pied du mur

Et alors que nous avons le sentiment d’assister de manière très intéressante à des considérations théâtrales entre acteurs, voici que le spectacle bascule, Milo Rau passe à l’acte avec force et crudité, nous mettant au pied du mur.  
 
Il dispose côte à côte, nus, les parents d’Ihsane Jarfi : le père toujours interprêté par le grand acteur Johan Leysen, la mère étant jouée par la liégeoise Suzy, qui a tout de même fait du théâtre en amateur.
 
Des vidéos sont diffusées, certaines tournées avant le spectacle, d’autres filmées en direct. Ces vidéos nous montrent Fabian, qui va se laisser entraîner par les autres, dans sa pitoyable vie quotidienne. L’intérêt de ce procédé désormais courant, est que la scène que l’on voit filmée est rejouée en léger décalé par les acteurs. 

Pour être au plus près du réel, Milo Rau, comme dans ses précédents spectacles sur les Ceaucescu, le Rwanda ou l'affaire Dutroux, a effectué un travail documentaire. Il est allé à la rencontre des parents d'Ihsane, de son petit ami et de l'un des meurtriers.
  (Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon)

Violence aveugle  

Une voiture est poussée sur scène. A ce moment-là, le spectateur, qu'il soit captivé ou en état de profond malaise, se dit qu’on va arriver à la scène du crime. Crime dont Milo Rau ne va rien nous épargner. Vingt minutes de violence aveugle, qui vont se poursuivre sur scène, jusqu’à l’agonie et la mise à nu du corps.

Une scène déshumanisée et si insupportable qu’elle nous confronte véritablement à nous-mêmes, à notre capacité à supporter la violence du monde. Quant à moi, ma réaction a été si radicale, que je me suis évanouie (!). J'ai été la seule dans ce cas, mais d'autres spectateurs, sans aller jusque-la, étaient dans un profond état de mal-être.  
  (Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon)
La pièce ne s’arrête pas là, heureusement. Après ce déchaînement de violence, on suivra l’itinéraire du compagnon d’Ihsane Jarfi, dans une belle scène pleine de douceur où il croisera les signes de son amour disparu. Milo Rau revient, enfin, à une interrogation qu’il nous avait laissée entendre au début.

Ni gratuit, ni complaisant

Sur la scène, un acteur, une corde autour du cou, fait référence à une citation de Wajdi Mouawad sur l’acte le plus radical qui pourrait advenir sur un plateau : menacer de se pendre, pour voir si quelqu’un, parmi les spectateurs, viendrait le sauver.

"La Reprise" ne nous a jamais paru, ni gratuite ni complaisante. La pièce pose des questions, elle nous force à ne pas être aveugle, elle agit sur nous en nous confrontant à nous-mêmes, selon notre propre ressenti. Ainsi un collègue croisé à la sortie, s’étonnait que la pièce n’ai pas été plus violente encore…  
 

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