"Poussière", la nouvelle pièce de Lars Norén, défendue par d'admirables acteurs de la Comédie-Française
Ils sont six hommes et quatre femmes venus se reposer dans un de ces lieux paradisiaques où vivent des gens "chez qui on va mais on ne voudrait surtout pas qu’ils viennent chez nous". Même le paradis n’est plus ce qu’il était, la plage est souillée par des objets épars, par des corps sans vie que transportent derrière eux des jeunes gens habillés de blanc. Il n’y a même plus de chaises pour reposer leurs propres corps usés, en observant le soleil, fugace, qui descend sur la mer; pour tourner le dos à ce monde tragique qui est venu s’échouer à leurs pieds.
"On est déjà mort"
Des six hommes, certains sont révoltés, grossiers dans leurs peurs ("Bientôt il n’y aura plus ici un seul con, seulement moi-même"); d’autres résignés, quasi silencieux. L’un d’eux a une parole douce, paisible, très belle dans sa simplicité, lui qui a été en charge d’âmes, pasteur, et donc confronté à d’autres perspectives (Alain Lenglet, très bien). Les femmes sont d’humeur bien plus égale, tranquilles, parfois brusques, telles qu’elles ont sans doute été toutes ces années, prêtes à demander à la mort de ne pas les emmener avant qu’elles aient fini leur tricot. D’ailleurs "on est déjà mort, c’est juste une question de temps", dit l’une d’elles (Anne Kessler, d’une très émouvante drôlerie). Une jeune femme (Françoise Gillard), en bonnet de réfugié, attardée mentale, chantonne du Françoise Hardy. C’est la fille d’une des vieilles (Martine Chevallier). Peu à peu elle se transforme en ange de la mort, les accompagnant un par un de l’autre côté.Lucidité et dignité
Ce qui est en jeu, c’est le lent, l’imperceptible glissement qui s’opère dans tous ces caractères. Car la pièce ne nous montre rien d’autre, et dans une très belle langue, que des réactions profondément humaines. Avec la crudité parfois qui est celle de Lars Norén, sa lucidité impitoyable qui préserve cependant la dignité de ses personnages ("Cela prend tellement longtemps de s’habituer à ce que l’on est devenu"), même dans la déchéance de certains où la révolte est encore là. Car Lars Norén, peut-être parce qu’en parlant de la vieillesse il parle aussi de lui-même, fait montre, lui, implacable d’habitude, d’une grande douceur et aussi d’une grande compassion.Admirable Dominique Blanc
Et il y a quelque chose de très réussi à nous montrer comment cette semaine, au fil de la pièce, compresse les années, comment les personnages, imperceptiblement, s’approchent de la mort, dans la décrépitude qui gagne ou dans la sagesse qui vient. Il faut voir le seul couple du groupe, un Hervé Pierre éructant, rabrouant sa femme (admirable Dominique Blanc) qui, tranquillement, lui répond comme si elle n’avait rien entendu. Et qui se venge avec le même détachement quand l’homme se laisse aller, son grand corps épuisé, son esprit battant la campagne. C’est très cruel, très vrai, très fort.Troupe comme jamais
Et Hervé Pierre s’y met à nu, au propre et au figuré, avec une incroyable présence. Il forme avec Bruno Raffaelli, autre personnage qui refuse sa déchéance, un duo à la même belle voix profonde et tonnante qui se cogne à la même impuissance. Didier Sandre est formidable aussi, qui dit tant de lassitude avec tant de regards et si peu de mots. Christian Gonon est également très juste, ainsi que Gilles David. Et Danièle Lebrun, superbe d’autorité et de caractère, elle qui, seule, a vraiment les années de son rôle. Car c’est aussi une des qualités de la troupe -oui, troupe comme jamais- d’incarner des personnages dont, pour la plupart, ils n’ont pas encore l’âge et de leur donner, alors qu’ils ne l’ont pas encore vécu, une vérité si intime.On fera cependant quelques réserves : la confrontation des migrants et du groupe ne fonctionne pas vraiment et d’ailleurs Norén l’abandonne très vite. Riche idée en revanche que de prendre pour modèle la "Symphonie des Adieux" de Haydn, cette œuvre que les musiciens qui la jouent quittent les uns après les autres. On aurait plutôt pensé, quant à nous, aux "Dix petits nègres" d’Agatha Christie, à cause de ce "passage de l’autre côté" qui n’est pas non plus très clair, car on continue d’entendre ceux qui sont morts (on suppose) mais mal (ils sont en fond de scène et ce qu’ils disent est bien moins intéressant).
Et puis, quand il n’y a pas, comme ici, de réelle structure, il est toujours un moment où le spectateur trouve le temps un peu long. Avant de comprendre que la pièce est finie alors que l’auteur ne le sait pas encore. "Poussière" échappe de très peu à ce risque. Mais on saura gré à Lars Norén, qui signe aussi une mise en scène très sobre, où toute l’attention est portée aux mots et à la gestuelle des personnages, de ne pas avoir écrit une pièce sur la décrépitude, mais sur les vivants et les morts et le dialogue qu’ils entretiennent en chacun de nous. Ce qui est tellement plus essentiel.
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