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"Skorpios, au loin" : quand Ludmilla Mikael et Niels Arestrup partent en croisière
C’est, aux Bouffes-Parisiens, la nouvelle pièce d’Isabelle Le Nouvel, qui avait eu beaucoup de succès il y a deux ans avec "Le syndrome de l’Ecossais" joué par Thierry Lhermitte et Bernard Campan. Elle orchestre cette fois, grâce à Ludmilla Mikael et Niels Arestrup, l’improbable rencontre de Churchill et de Greta Garbo.
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L’histoire est étonnante. Et vraie
En 1959, dans le port de Monte-Carlo, un yacht est amarré, attendant son propriétaire, Aristote Onassis, milliardaire grec qui a négocié toute la nuit à terre en laissant ses hôtes poireauter dans leur cabine. Parmi eux, un vieillard furieux du retard qui l’a empêché de prendre la mer, cette mer si aimée par lui, l’ancien Lord de l’Amirauté (ministre de la Marine) de Sa Très Gracieuse Majesté britannique. Le vieillard, c’est Sir Winston Churchill, 84 ans cet été-là. Churchill, deux fois Premier Ministre, qui, ayant relevé tous les défis, affronté tous les dangers, finit sa longue vie avec tous les honneurs. Qui, renvoyé par son peuple après l’avoir sauvé, lui et l’Europe entière, de la folie nazie, a été rappelé par lui. Pas de Prix Nobel de la Paix pour celui qui a si bien fait la guerre mais un autre prix Nobel, celui de Littérature, qui gonfle son orgueil. Un homme qui aura tout obtenu. Les honneurs et le fauteuil roulant, sur ce yacht, le "Cristina O.", prénom de la fille d’Onassis. 84 ans, l’obésité, les whiskys quotidiens et les cigares et "surtout pas de sport, c’est le secret de ma longévité".Un vieux lion, servi par un majordome délicieusement obséquieux, Niklaus. Et Baptiste Roussillon est très bien dans ce rôle-là, quand… voilà qu’il hérite d’une autre personne à servir. Un peu essoufflée, c’est le matin, elle arrive de Rome en voiture, elle a roulé toute la nuit mais elle est parfaitement fraîche et le visage de Churchill s’éclaire comme celui d’un enfant. Elle est très juste, cette première scène de la pièce d’Isabelle Le Nouvel : Churchill voit apparaître, alors qu’il s’y attend si peu, dans cette "aube sublime", "la reine Christine" (crie-t-il aussitôt). La "reine Christine", un des plus beaux rôles de Greta Garbo. Et elle (sans doute plus au courant de qui elle va croiser, elle qui a si souvent refusé l’invitation d’Onassis), elle répond "le sauveur du monde libre" (c’est plus plat !).
Churchill groupie
Mais le sourire d’Arestrup, enfantin, est exactement celui de tant de grands de ce monde, qui, si sublimes, si géniaux dans leurs domaines, redeviennent des groupies prêts à tout (autographe, photo, dessin, un selfie aujourd’hui) face à des vedettes venues d’autres horizons. Du cinéma pour Churchill qui a une admiration sans borne pour Garbo et lui balbutie des compliments banaux qu’elle accueille avec modestie, elle qui est sans doute très impressionnée aussi d’être face à un homme d’une telle envergure. Et d’ailleurs ils se serrent la main.Une matinée. Un crépuscule et un début de nuit. Puis une autre matinée, déjà dans une autre atmosphère (les lumières, de Joël Hourbeigt, sont très belles) Le bateau cabote le long de l’Italie, à destination de l’île grecque de Skorpios, "au loin". Skorpios, l’île-scorpion, dans cette Grèce dont Onassis (né en Turquie) et celle qui deviendra cet été-là sa maîtresse, Maria Callas (née à New-York), portent le passeport. Et, comme un écho assez proche mais dont ils demeurent préservés (moins Garbo qui bouge davantage que Churchill, elle qui tient sur ses jambes !), leur parvient la vie mondaine du yacht, les éclats de Callas, les blagounettes salaces d’Onassis. Mais ils sont là, dans cet éclat sublime du soir ou des étoiles, à préserver entre eux et autour d’eux la paix, et la paix au moins de ce qu’ils se disent.
Parlant, croit-on, de tout et de rien, comme des gens de génie mais le sont-ils dans la conversation qu’ils offrent ? Et Isabelle Le Nouvel a-t-elle le talent de le faire passer, ce génie, et de le tenir le temps d’une pièce ? A peu près. Mais avec des réserves. Car après tout on ne sait rien de cette rencontre si brève. Et, en vérité, ces deux-là, qu’ont-ils à se dire ? On saura donc gré à l’auteure de réussir à nous tenir intéressés (une petite heure et demie, juste ce qu’il faut) à cette absence d’histoire, son idée, toute simple et qui fonctionne plutôt bien, étant que chacun raconte un peu de sa vie, puisqu’après tout ils ne se connaissent pas, et qu’ils devisent comme deux personnes qui ont envie de se confier tout en ayant la courtoisie d’écouter l’autre.
Une enfance sinistre en commun
Bref la simplicité même des relations humaines dans cet espace clos où ils n’ont rien à faire (ah ! si : peindre, pour Churchill. Des toiles que Garbo dit beaucoup aimer et qui ressemblent à des croûtes)Tout cela entremêlé des apparitions (assez cocasses) de Niklaus, des petits détails de la vie d’un bateau (de luxe), comme ces homards qu’on met dans la piscine avant de les tuer (Churchill a d’ailleurs une recette de homard au caviar qui met l’eau à la bouche. Ils sont très émouvants tous deux quand ils racontent leur enfance sinistre, auprès d’un père alcoolique et qui mourra tôt, lui l’aristocrate anglais, elle la prolétaire suédoise, et c’est presque le seul moment où elle se mettra à nu, où Le Nouvel trouvera une sincérité dans son personnage.
Le grand art de Niels Arestrup
Car l’un des deux se confie davantage. Garbo, on s’en rend vite compte, n’a rien à dire à Churchill, rien à lui demander. Lui qui, devant celle qui est une idole de sa vie, essaie de la cerner : cet arrêt brutal du cinéma (à 37 ans), cet exil perpétuel, de lieu en lieu, cette insondable tristesse qu’elle nie mais que sa solitude, son errance, nourrissent jour après jour, matin après matin. Une fuite infinie. Face à lui qui a toujours refusé de fuir, et moins que jamais dans ce fauteuil ! Il y a des phrases brillantes ("Quand on a sa propre statue, on regarde les pigeons d’un autre œil"). Il y a surtout Niels Arestrup, formidable Churchill, qui retrouve avec un talent étonnant la silhouette, les intonations, les emportements, la rage de vivre, lui qui voit la mort s’approcher, du vieux lion combattant. Jamais plus énergique et vivant qu’assis, sa puissance jamais domptée. Oui, du grand art.Mais la rencontre n’a pas lieu. Car Garbo est de plus en plus absente et Ludmilla Mikael a un peu de mal à incarner cette absence. Garbo se voulait banale, voyageait incognito sous le nom de "Mrs Brown" (c’est ainsi que Churchill l’appelle avec ironie). Mikael est trop sophistiqué, trop "grande dame" dans tous ces moments. Ainsi la pièce, qui s’évanouit à cerner l’actrice, ne devrait pas s’appeler "Skorpios, au loin" mais "Churchill, auprès".
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