"Théorème/Je me sens un cœur à aimer toute la terre" : l’implosion d’une famille bourgeoise en manque d’amour au Vieux-Colombier
Perchée sur la roche au bord de la mer, la petite maison de vacances huppée est pour l’instant vide de ses occupants. La grand-mère attend comme chaque été l’arrivée de son fils, sa belle-fille et leurs enfants. Le spectateur est vite embarqué dans les clichés de cette famille bourgeoise jamais contente qui a tout pour se détendre, mais n’y parvient jamais. "Apprends à profiter. Regarde la mer. Elle devrait t’apaiser", dit le père en arrivant dans la maison chaussé de mocassins. "J’ai envie de me noyer", répond la mère qui agite son sac Yves Saint-Laurent et ne supporte pas de passer des vacances avec sa belle-mère. Le fils se rêve vidéaste à la tête d’une exposition de portraits. La fille se voit déjà en star des planches dans le rôle d’Elvire de Don Juan.
Dans Théorème/Je me sens un cœur à aimer toute la terre au Théâtre du Vieux-Colombier, le décalage s’installe vite entre cette famille déconnectée du monde et l’employée de maison, Nour, chargée de prendre soin de la grand-mère. "Comment ça se passe avec la nouvelle ?", demande le père. "Moins douée que sa mère", déclare sèchement la grand-mère. "Elle n’a pas l’habitude. Laisse-lui le temps", répond alors le père. Sauf que Nour n’a pas envie de s’habituer. Elle ne veut pas passer sa vie en employée de maison. Elle ne veut pas être comme sa mère qui multipliait les "je vous en prie", enfermée dans la servitude.
Un Don Juan moderne comme salut
L’arrivée d’un garçon invité par la grand-mère après une rencontre sur la plage, va mettre cette famille face à leurs identités et leurs contradictions. "Tu as déjà aimé ?", demande le garçon de la plage à la fille. Cette question, il la pose indirectement à tous les membres de cette famille enfermés dans les carcans bourgeois des bonnes manières, des faux semblants et des responsabilités. Ce manque de liberté conduit à une explosion émotionnelle qui finit par toucher tous les personnages.
Ce garçon, Don Juan moderne, arrive comme un tentateur mais il révèle surtout au grand jour des vérités intimes. Une jeune fille qui n’a jamais connu l’amour et laisse éclater sa frustration. Une mère de famille fatiguée de jouer l’épouse, la belle-fille, la nounou et rêve de tout quitter. Une veuve minée par la solitude quotidienne et la vieillesse, qui ne demande qu’à se sentir encore vivante. Un père de famille qui s’est oublié et a refoulé ses frustrations. Le garçon de la plage est le catalyseur d’une famille parfaite d’apparence mais profondément brisée.
Pasolini et au-delà
Amine Adjina et Emilie Prévosteau s’emparent du scénario de Pasolini en le modernisant brillamment. Certes, on aurait tort de comparer la pièce à l’œuvre de Pasolini ou de réduire la pièce à une simple reprise sur scène. Les metteurs en scène poussent les tensions entre les personnages à leur maximum, ne restant sur aucun non-dit. Ils font monter la chaleur et rendent l’air étouffant. La scénographie est envisagée comme un huis clos qui accentue les interactions sensuelles entre les personnages. Le public est dérouté, presque gêné probablement à cause de l’effet miroir, et tant le texte est ancré dans la réalité. Les plus gênés sont tentés de sortir. On a l’impression d’assister à une grande dispute de famille qui finit par lâcher tout ce qu’elle gardait sur le cœur depuis tant d’années sans jamais se le dire en face. Une question reste en suspens : que deviendra cette famille maintenant que tout est révélé au grand jour ?
"Théorème/Je me sens un cœur à aimer toute la terre" au Théâtre du Vieux-Colombier à Paris jusqu'au 11 mai. Texte original disponible chez Actes Sud-papiers
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