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Une jolie "Ronde" de Schnitzler alourdie par une modernisation inutile
"La Ronde", le texte mythique et sulfureux de l’Autrichien Arthur Schnitzler, reprend vie au Vieux-Colombier grâce à dix Comédiens-Français, cinq hommes et cinq femmes, dans la mise en scène d’un onzième, la sociétaire Anne Kessler.
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Une Ronde des sentiments ou plutôt des désirs sexuels
Oui, texte sulfureux, au point que Schnitzler, après la censure à Vienne et Berlin en 1903-1904, ne croyait même pas qu’il pût lui survivre. La pièce, enfin jouée à Berlin en 1921 et à Vienne en 1922, fut de nouveau interdite mais, après quelques batailles juridiques, réussit à s’imposer cette fois. Il est vrai qu’on avait changé d’époque, qu’on pouvait dire, désormais, dans ces Années Folles, des choses inaudibles vingt ans plus tôt. « La Ronde », on le sait, est une ronde des sentiments ou, plus exactement des désirs sexuels, un personnage en rencontrant un autre qui en rencontre un autre qui en rencontre, etc, selon le principe du «cadavre exquis » (« marabout-bout d’ficelle ») Idée simple et géniale qui se conclut par le retour du premier personnage, la Prostituée, avec le dernier protagoniste (le Comte)Car l’autre idée, simple et géniale, de Schnitzler, est que ses personnages sont des archétypes, en tout cas sociaux. Chacun d’eux existe sacrément, et c’est le talent de Schnitzler d’y parvenir en deux scènes. Mais ils sont sans nom ; dans l’ordre d’apparition : la Prostituée, le Soldat, la Fille au pair, l’Etudiant, la Femme mariée, le Mari de la femme, la Grisette, l’Auteur, l’Actrice et le Comte. Traversant la société viennoise du haut en bas de l’échelle sociale à travers des lieux de divertissements (restaurants, bals, cabarets, théâtres) ou d’intimité (chambres, conjugale, de bonne, d’hôtel) C’est tout. Cette société austro-hongroise sclérosée du vieil empereur François-Joseph qui n’était pas prête à se reconnaître dans le miroir que Schnitzler lui renvoyait, et ce n’était pas mieux à Berlin.
Un personnage en quête de ses géniteurs
Berlin où Anne Kessler et son scénographe, Guy Zilberstein, ont la curieuse idée de situer « La Ronde» Curieuse, car non pas la Berlin de 1903 ou de 1930 mais la Berlin de 1960, avec images d’archives projetées (ça se fait beaucoup maintenant au théâtre), en particulier le fameux discours de Kennedy en 1963, « Ich bin ein Berliner (Je suis un Berlinois) » Zilberstein (excellent traducteur de la pièce), qui s’est toujours étonné que les personnages de Schnitzler n’aient aucune identité, veut s’attacher à leur en donner une. Et invente donc un personnage, le plasticien Ludwig Hösdorf, qui, auteur d’une installation-performance intitulée « Les chromosomes énigmatiques », essaie de savoir enfin, lui, l’enfant adopté à l’âge de quatre mois, lesquels, des dix personnages, sont ses réels géniteurs, en reconstituant avec des acteurs les rencontres qui auraient pu rendre sa conception possible. Rencontres qui, évidemment, constituent, au final, « La Ronde ».Nous avons essayé de vous résumer le concept (qui n’est pas plus idiot qu’un autre) en quelques lignes. Ce n’est pas le cas avec le texte de Zilberstein que Louis Arène (le douzième Comédien-Français de cette aventure) défend aussi bien que possible. Car « malgré une sensation de confort hermétique, je pourrais vous raconter ma quête en termes simples » ; mais évidemment il ne le fait pas… Et, pendant que les comédiens s’agitent en se trémoussant dans une sorte de boîte de nuit d’une ville à l’architecture de béton marquée par le fascisme (décor lugubre mais habile, car plein de recoins, du même Zilberstein qui, là, tape juste car la pièce de Schnitzler joue constamment sur le dit et le non-dit, le montré et le caché, le public et l’intime), nous commençons à trouver le temps long (eux aussi ?)
Heureusement « La ronde » commence enfin mais l’on sent bien que quelque chose ne fonctionne pas. Pas seulement à cause du texte qui, en fait, va monter en puissance, c’est aussi peut-être que Kessler ne dirige pas avec assez d’ingénuité ou de tendresse les personnages du Soldat, de la Jeune fille au pair et de l’Etudiant. Mais surtout parce que le personnage en quête d’auteurs (les siens) s’acharne à commenter chaque rencontre, comme un prof de littérature comparée qui tiendrait la main des comédiens. Et puis, décidément, non, ce Berlin des années 63-64, cela ne veut rien dire, si près de 68 : va-t-on se choquer, en ce temps-là, qu’une petite jeune fille ait une passade pour un soldat américain par une belle nuit étoilée d’été où les corps sont moites ? Cela vaut peut-être réprimande, chez les plus conservateurs d’entre nous, mais sûrement ni la censure ni le bûcher.
L'amour est une mise en scène sociale
A telle enseigne que, Kessler reprenant les choses en main, on finit par oublier le plasticien et par revenir au vrai sujet, celui qui fit scandale, s’entendre dire que l’amour est une mise en scène sociale où les femmes et les hommes ne sont pas égaux, où c’est finalement le désir qui mène le monde (il faut noter comme, et selon Schnitzler et selon Kessler, chaque couple, après l’amour, est BEAT) sauf qu’il y a une suite et cette suite, esquissée par Schnitzler mais suffisamment clairement pour qu’elle nous arrive limpide, c’est que le sexe, l’acte sexuel, ont rendu les hommes un peu plus blasés et les femmes un peu plus amoureuses (ou ce qu’elles s’imaginent être l’amour), en les berçant chacun d’illusions. Du coup c’est aux femmes vénales, prostituées ou grisettes, que l’homme finira par réserver de vrais sentiments pendant que les femmes croiront éprouver des sentiments pour un homme qui les a seulement comblées (dans l’amour que la reine Victoria a conservé pour son époux, le prince Albert, pendant quarante ans de veuvage, on devine que l’entente sexuelle a tenu une part considérable).Et bien sûr, dire tout cela, dire déjà, dans un THEATRE (et non pas dans un de ces textes qui s’échangent sous le manteau), que le désir sexuel est un des fondamentaux de la société, et le dire dans la Vienne prude et catholique de 1903, c’était inimaginable.
"Non, non, non" sur un ton qui veut dire "oui, oui, oui"
Si Noam Morgensztern en Soldat est un peu pâle et si la Jeune fille au pair d’Anna Cervinka peine à exister, la pièce démarre vraiment avec la rencontre entre Benjamin Lavernhe (l’Etudiant) et Françoise Gillard (la Femme mariée), où, comme dans le plus délicieux marivaudage, chacun multiplie les mensonges en souhaitant que l’autre comprenne bien qu’il ment : « Vous êtes une femme qui ne ressemblez à aucune autre – Qui vous l’a dit ? » Et à la fin, l’étudiant, fiérot : « ça y est, je suis l’amant d’une femme du monde » Femme qui a passé son temps à dire « non, non, non » sur un ton qui voulait dire « oui, oui, oui », et Gillard le fait très bien. Son Mari, Nâzim Boudjenah, manque de fantaisie. Julie Sicard, est merveilleuse, tout en légèreté et mélancolie, une de ces Grisettes qui étaient des prostituées sans en avoir le titre et qui en mouraient parfois. Sicard est à la fois subtile et absente, face à l’Auteur magnifique d’Hervé Pierre qui joue ce personnage gonflé d’orgueil comme du Guitry (« Comme la nudité te va à ravir !) et comme, d’ailleurs, il jouerait bien Guitry !On se rend compte alors combien Schnitzler peut être drôle et cruel (« Tu froisses ma robe - Ah ! bah, dans ce cas, il faut l’enlever/ « La nuit tombe sur nous comme un peignoir sombre… Ah ! comme j’aime cette phrase, je vais la garder »)
Kessler a trouvé le ton juste
Dans la campagne de Berlin, Sylvia Bergé (l’Actrice) « prie la Sainte Vierge » (ce qui est absurde dans cette Prusse totalement protestante), et qui plus est « à deux heures de la ville », ce qui est encore plus loufoque en 1963-64, où il aurait fallu franchir le mur et se retrouver en R.D.A. communiste ! L’Actrice de Sylvia Bergé est en fait une de ces intellectuelles de 1900, assez typiques des pays germaniques, qui ne concevaient l’amour charnel que comme une expérience mystique. Elle chante de sa belle voix le fameux « Ich bin von kopf bis fuss » de Marlene Dietrich en « Ange bleu » et compose un personnage grandiose et délirant devant qui Hervé Pierre est un petit chien en rut.Dernier protagoniste, Laurent Stocker, baron hongrois fin de race (ce qui nous ramène à Vienne), touche au pur génie dans ses accès de folie furieuse où les élans charnels qui le rongent ne parviennent plus à être contenus par le carcan de son éducation.
On remarque enfin, en douce prostituée endormie (et Kessler, avec ses acteurs et avec ce décor difficile, a désormais trouvé le ton juste et la musique qu’il faut), l’étrange beauté de Pauline Clément.
A la sortie une jeune lycéenne se plaignait : « Je n’ai pas tout compris, c’est trop long ». Non, chère demoiselle, ce n’est pas trop long. Mais cela prouve qu’il aurait fallu s’en tenir à Schnitzler, qui a encore bien des choses à nous dire sur l’amour et le désir, ou à nous faire comprendre, en ces temps où l’obscurantisme et la régression ne sont toujours pas des idées d’hier.
Mise en scène et costumes d’Anne Kessler, scénographie et traduction de Guy Zilberstein.
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