Cet article date de plus d'onze ans.

Torture, secret défense : "Zero dark thirty" embarrasse l'Amérique

"Zero dark thirty" débarque sur les écrans de cinéma en France. Aux Etats-Unis, le film de Katheryn Bigelow, qui retrace les dix années de traque de Ben Laden, fait l'objet d'une polémique. Ses détracteurs l'accusent notamment de faire l'apologie de la torture comme technique d'interrogatoire. Certains membres de l'académie des Oscars menacent de boycotter le film en lice dans cinq catégories.
Article rédigé par Clara Beaudoux
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
  (2012 Universal Pictures All Rights Reserved Autre)

Le film démarre sur une longue scène de torture, puis tout au long de l'histoire les agents de la CIA tentent régulièrement d'obtenir des informations grâce à des techniques de torture : waterboarding (simulation de noyage), utilisation d'un collier de chien, d'une boîte pour enfermer le prisonnier ou de musique en continu pour l'empêcher de dormir. 

Des scènes nombreuses (car plus cinématographiques que d'autres ?) jugées "très réalistes " par Jean-Dominique Merchet, journaliste, auteur du blog Secret défense et de l'ouvrage La mort de Ben Laden aux éditions Jacob-Duvernet. " Ce  sont des choses documentées, on sait qu'elles ont existé, est-ce
qu'elles ont existé dans l'enquête sur Ben Laden, ce n'est pas sûr
" , ajoute-t-il.

> A lire aussi  "Zero dark thirty" : quand la réalité devient fiction

La torture, un élément-clé pour retrouver Ben Laden ?

Et c'est bien toute la polémique. "Personne ne conteste la question de la torture, mais ce qui fait polémique c'est le fait de dire que les informations qui ont amené à retrouver Ben Laden ont été obtenues sous la torture. On sait que les informations cruciales n'ont pas été obtenues sous la torture, donc c'est ce raccourci-là qui pose problème ", explique sur France Info Mathieu Guidère, spécialiste d'Al-Qaïda.

Plusieurs acteurs et ONG sont montés au créneau contre cette fausse impression que "la torture marche ", comme l'actrice Susan Sarandon dans la presse américaine, ou une ONG comme Amnesty internatioal.

"Dans un monde idéal, j'aurais préféré que la violence se tourne vers ceux qui ont autorisé la torture" (Katheryn Bigelow)

Et la réalisatrice Katheryn Bigelow, elle-même, contre-attaque. "J e me doutais qu'il y aurait une grosse polémique, mais je ne me doutais pas de la violence des réactions ", déclare-t-elle sur France Info. "Dans un monde idéal, j'aurais préféré que la violence se tourne vers ceux qui ont autorisé la torture, plutôt que vers un film qui ne fait que la représenter ", ajoute-t-elle.

"Les experts ne sont pas d'accord sur les faits et détails de la chasse (de Ben Laden menée) par les services de renseignement et le débat va sans aucun doute se poursuivre ", indique-t-elle également dans une tribune publiée dans le Los Angeles Times.

Sony-Pictures est également venue à la rescousse de sa réalisatrice, par la voix de sa co-présidente Amy Pascal : "Le film ne se fait pas l'avocat de la torture. Ne pas inclure cette partie de l'histoire aurait été irresponsable et imprécis ".

Ce film n'est pas un "documentaire", insiste le chef de la CIA

Le chef par intérim de la CIA, Michael Morell, a aussi tenu à rectifier des "contre vérités ", dans un communiqué publié en décembre : "Le film crée la forte impression que les techniques d'interrogatoire renforcées, qui faisaient partie de notre ancien programme de détention et d'interrogation, ont été des éléments- clés pour trouver Ben Laden. Cette impression est erronée ", indique-t-il.

Michael Morell souligne par
ailleurs que le film "prend des libertés considérables en
dépeignant les agents de la CIA et leurs actions
" et ne peut en aucun cas
être considéré comme un "documentaire ".

Contre les conclusions d'une enquête parlementaire

Une enquête parlementaire américaine de 6.000 pages avait en effet conclu que la torture n'avait pas fourni d'éléments nouveaux sur le "messager" de Ben Laden, cet homme sur lequel se concentre le film et qui avait permis de remonter la piste jusqu'à la maison du chef d'Al-Qaïda. À la vue de ce film, trois sénateurs américains (deux démocrates, Dianne Feinstein et Carl Levin, et un républicain, John McCain) se sont saisis de la question, et ont adressé une lettre au PDG de Sony-Pictures (à lire sur le site de Rue89 en PDF).

"Nous pensons que le film est grossièrement imprécis et trompeur dans sa suggestion que ce sont les informations obtenues par la torture qui ont permis de localiser Oussama Ben Laden ", écrivent-ils. "A vec ce film la réalisatrice et la production pérpetuent le mythe que la torture est efficace. Vous avez une obligation sociale et morale de rendre compte des faits exacts ", ajoutent-ils.

Les trois sénateurs ont également envoyé une lettre à Michael Morell (lettre à lire ici), où ils réclament au patron de la CIA de leur montrer tous les documents fournis à l'équipe du film. "Nous sommes (...) inquiets, étant donné la coopération de la CIA avec les réalisateurs et la similitude du scénario avec des déclarations erronées d'anciens responsables de la CIA, que les réalisateurs aient pu être trompés par des informations fournies par la CIA ", écrivent les élus dans leur lettre. L'équipe du film a même rencontré Michael Morell, chef de la CIA, pendant 40 minutes, indiquent les élus. 

Hollywood, agent d'influence du Pentagone ?

Il s'agit
là de l'autre grande polémique liée au film : comment la
réalisatrice a-t-elle pu globalement tomber aussi juste ? À quels documents a-t-elle
eu accès ? À quel point a-t-elle été aidée par la CIA ou le Pentagone ? Puisque de très nombreux éléments présents dans le film sont confirmés par des spécialistes.

Et si la réalisatrice a pu être aidée par la CIA, pour certains (républicains notamment), cela s'explique par la fait que le film
devait initialement sortir avant les élections américaines du 6 novembre dernier. Alors quoi de mieux pour faire réélire Barack Obama que de raconter dans les moindres détails la victoire qu'a été pour lui cette chasse à l'homme ?

Au
Pentagone, Phil Strub, patron de la cellule chargée d'assurer la liaison avec l'industrie du cinéma, confirme bien une rencontre de 45 minutes entre la réalisatrice, son scénariste et le responsable des opérations spéciales, mais sans plus de coopération de la Défense. 

Car au Pentagone, depuis les années 20 et le film oscarisé Wings, une cellule est chargée d'assurer la liaison avec l'industrie
du cinéma, pour permettre parfois d'apporter de l'authenticité à des films (dans les costumes, décors, etc.). Mais le Pentagone choisit les scénarios qu'il accepte d'aider. Le précédent film de Katheryn Bigelow n'avait par exemple pas obtenu l'aval
du Pentagone, Démineurs montrant un soldat bien trop tête
brulée et individualiste.

Un bad-buzz gênant pour les Oscars ?

Autant de polémiques n'ont pas laissé indifférents les membres de l'académie des Oscars où le film est nommé cinq fois ("meilleur film", "meilleure actrice" (pour Jessica Chastain), "meilleur scénario original", "meilleur montage" et "meilleur montage son"), mais pas dans la catégorie "meilleure réalisatrice", ce que certains voient déjà comme une conséquence de la polémique.

David Clennon, acteur et membre de l'académie des Oscars, a publié une tribune sur son site Truth Out, indiquant qu'il ne voterait pas pour un film qui conclut que "parfois la torture fonctionne ". Ni pour cette actrice qui "parvient presque à faire passer de l'extrême brutalité pour de l'héroïsme ". Au final il établit même un parallèle avec un documentaire de propagande nazie...

En tous cas, tout ce buzz ne semble pas décourager les spectateurs, puisque le film a pris la tête du box office américain dès sa sortie en salle. Quel sera le verdict des professionnels des Oscars ? Réponse le 24 février à Los Angeles.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.