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"Zero dark thirty" : quand la réalité devient fiction

Le 1er mai 2011, les forces spéciales américaines annoncent la mort de l'ennemi public numéro un : Oussama Ben Laden. Le film "Zero dark thirty", de Kathryn Bigelow, retrace les dix années de traque qui ont conduit à sa maison d'Abbottabad au Pakistan, avec "autant de réalisme que possible". Mais alors qu'est-ce qui est vrai et qu'est ce qui est romancé dans ce film ? Décryptage.
Article rédigé par Clara Beaudoux
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Franceinfo (Franceinfo)

Aucun suspense sur la fin du film, tout le monde la connaît
déjà. Le point de départ aussi. Les 10 ans qui se sont écoulés entre les deux beaucoup moins. Ce sont ces 10 années de traque que racontent Zero dark thirty de Kathryn Bigelow.

Rappel des faits : le 11 septembre 2001, les tours jumelles du
World Trade Center s'effondrent
, faisant près de 3.000 morts. Six
jours plus tard, Georges W. Bush réclame Oussama Ben Laden "mort ou vif ".

On
dit alors que le chef d'Al-Qaïda se cache dans des grottes en Afghanistan,
à la frontière pakistanaise. Dix ans, et un président américain plus tard, c'est finalement à Abottabad, à 50 km au nord
d'Islamabad, la capitale pakistanaise, que Ben Laden est tué le 1er
mai 2011 (voir alors la déclaration d'Obama).

 "Une grande partie du travail a été accomplie à l'ancienne, en arpentant le pavé, en enquêtant et en posant des questions " (Le scénariste du film)

Il aura donc fallu dix années pour le retrouver. Pendant cette décennie, certaines informations ont été rendues publiques, notamment grâce au travail de journalistes américains, que ce soit sur les funérailles de Ben Laden ou sur le déroulé de l'opération commando. Mais pour faire ce film, la réalisatrice et son scénariste ont également mené une véritable enquête, indique le dossier de presse du film.

"Certains bureaux de presse des agences de renseignements se sont montrés obligeants, mais une grande partie du travail a été accomplie à l'ancienne, en arpentant le pavé, en enquêtant et en posant des questions ", raconte le scénariste Mark Boal. "Ce film est basé sur des comptes rendus de faits réels ", indiquent d'ailleurs les premières secondes du film.

Dix années résumées en 2h37

"De toutes évidence, sauf si on réalise un documentaire, à un moment donné, il faut retirer le costume de journaliste et passer celui de scénariste ", ajoute Mark Boal, ancien journaliste. "C'est bien d'un film dont il s'agit, et pour rendre compte d'une chasse à l'homme qui a duré 10 ans en 2h30, il faut être efficace ", ajoute-t-il.

"On ne peut pas pas avoir l'histoire intégrale dans un film, d'abord parce qu'on ne la connaît pas, il y a toute une partie de l'enquête qui reste couverte par le secret défense, parce qu'Al-Qaïda existe encore, la CIA et ses méthodes aussi, donc tout ne peut pas être dévoilé ", commente Jean-Dominique Merchet, journaliste, auteur du blog Secret défense et de l'ouvrage La mort de Ben Laden  aux éditions Jacob-Duvernet (pour lequel il avait été reçu sur France Info en juin 2012).

"**Mais po u r ce que l'on sait sur la manière dont s'est passée la mort de Ben Laden, cela ressemble fichtrement à la réalité ", indique-t-il. Alors où s'arrête la réalité ? Où commence la fiction ? Revue de détails.

La traque et le "facteur"

Le film se concentre sur Abou Ahmed, le "facteur" de Ben Laden, qui a réellement conduit la CIA jusqu'à sa maison d'Abottabad. "Les Américains perdent la trace de Ben Laden après les attaques de Tora Bora
fin 2001
. Ils mettent alors en place une cellule de la CIA, à Langley, en Virginie, qui met au point une méthode pour tenter de le retrouver grâce à ses contacts avec le monde
extérieur : sa famille, les siens, les contacts qu'il peut avoir au
sein des mouvements djihadistes, islamistes...
", explique Jean-Dominique Merchet.

La CIA s'intéresse en fait aux "terroristes de second rang, les petites mains ", indique également le journaliste Georges Malbrunot, notamment parce que les deux hauts dirigeants arrêtés et enfermés à Guantanamo, le Libyen Abou Faraj et le Koweïtien Khaled Cheikh Mohammed, ne parlent pas.

"C'est ce qui fait le côté passionnant du film : les détails sont vrais " (Jean-Dominique Merchet)

"Cel a
prend très longtemps... mais un nom se met à circuler : celui de Ahmed al-Kuwaiti, il revient dans plusieurs discussions, mais évidemment c'est un pseudonyme, certains disent même qu'il est mort
", poursuit Jean-Dominique Merchet. "F inalement
il est localisé à l'été 2010 au Pakistan, avec des écoutes téléphoniques
", ajoute-t-il. La façon dont il est répéré dans le film est "vraisemblable ", juge-t-il, mais "vous
imaginez bien que la manière dont les Américains procèdent à leurs écoutes reste de toute façon secrète
".

"La voiture d **e Abou Ahmed, dans le film, l e 4x4 blanc avec un
rhinocéros sur la roue de secours, ressemble à sa vraie voiture
", note Jean-Dominique Merchet. "Ce sont des détails mais c'est ce qui fait le côté passionnant du
film, c'est que les détails sont vrais
". La scène du 30 décembre 2009, sur la base de Chapman en Afghanistan, où un agent double jordanien se fait exploser dans l'enceinte où l'attendait une femme de la CIA, est aussi "tout à fait exacte ", note le spécialiste. "Ils se sont faits piéger comme des débutants ". 

Nombreuses scènes de
tortures 

Le film s'ouvre sur une longue scène de torture, puis la pratique est couramment montrée dans le film, c'est d'ailleurs ce qui a créé la polémique aux Etats-Unis. On y voit notamment des séances de "waterboarding" où des agents de la CIA simulent une noyade, en versant de l'eau sur un linge entourant la tête du détenu. "Oui, cela se passe ainsi, c'est très bien rendu ", indique le spécialiste.

"Il n'y a aucun doute qu'il y a eu de la torture dans l'obtention des informations qui ont conduit à Ben Laden. Ce n'est pas très politiquement correct de le dire, surtout qu'entre temps le président américain a changé. Depuis, Obama a demandé à ce que cela cesse, mais en même temps il a beaucoup utilisé la mort de Ben Laden pour sa réélection ", commente Jean-Dominique Merchet.

"On sait que ces choses ont existé"

Mais pour le spécialiste, même si les scènes de torture sont très présentes dans le film, toute les infos ne viennent pas de là. "Peut-être pour des raisons cinématographiques : parce que les scènes de torture sont plus spectaculaires que le travail de compilation d'informations pendant des heures et des jours ", indique-t-il. Le directeur de la CIA par intérim Michael Morell a justement estimé que le film exagérait le rôle joué par les techniques d'interrogatoires "musclées".

"En tous cas ce que l'on voit, ce  sont des choses documentées, on sait qu'elles ont
existé, est-ce qu'elles ont existé dans
l'enquête sur Ben Laden, ce n'est pas sûr, mais en tous cas les lieux de
détention secret, on voit notamment un bateau en Pologne, ce sont des choses qui ont
vraiment existé
", ajoute-t-il.

35 minutes d'assaut 

Zero
dark thirty
, le titre du film, signifie "minuit trente" dans le jargon militaire, l'heure à laquelle la force spéciale du SEALS de la marine américaine a posé le pied à
l'intérieur de la forteresse de Ben Laden. "L 'assaut
est reconstitué avec un soucis du détail et une précision qui est
spectaculaire
", indique Jean-Dominique Merchet. "*To ut ce que je sais sur l'assaut, et j'ai écrit un livre là-dessus, tous les détails y sont, c'est vraiment très très juste* ", indique-t-il, confirmant pêle-mêle le déplacement du commando au sein de la maison, l'élimination successive des habitants masculins ou le nombre de balles tirées sur Ben Laden.

"Un détail qui cloche : une coupure d'électricité"

Dans la réalité, l'assaut a duré 35 minutes, plus ou moins ce que la scène dure dans le film. "Il s
avaient prévu d'y être 30 minutes, ils ont perdu 5 minutes parce qu'ils ont
crashé leur hélicoptère, comme on le voit d'ailleurs très bien dans le film
", explique le spécialiste. Ces hélicoptères étaient d'ailleurs bien des Black Hawks furtifs, mais que personne n'a jamais vu. Les images du film sont donc à ce niveau hypothétiques. "Personne n'a jamais vu d'images de ces engins, car ils sont toujours classifiés ", explique le spécialiste.

Jean-Dominique Merchet a tout de même décelé un détail qui cloche dans le film : pendant l'assaut, des voisins, réveillés par le bruit, allument leurs lumières. Or "* il y avait un panne d'electricité à ce moment-là, les coupures de courant sont fréquentes
au Pakistan et quand les Américains interviennent, le quartier est plongé dans le noir* ".

La maison d'Abottabad

Pour coller au plus près à la réalité, la maison de Ben Laden, véritable forteresse, a été reproduite par la production du film, brique par brique, en utilisant des services de maçons et d'artisans proches de ceux qu'on peut trouver au Pakistan. La maison dans le film :

Et voici la maison dans la réalité, lorsque le reporter de France Info Sébastien Paour s'est rendu sur place, au lendemain de la mort de Ben Laden : Ce qui aurait pu figurer dans le film

Jean-Dominique Merchet rapporte également une scène qui ne figure pas dans le film, mais qui aurait pu. Une fois le corps de Ben Laden ramené par le commando, un des militaires américains s'est allongé à côté de lui, pour tenter de l'identifier grâce à sa (grande) taille :

Et puis voilà une image qui ne figure pas non plus dans le film mais qui avait fait le tour du monde, celle du président américain découvrant les détails de la mission du 1er mai 2011 à la Maison-Blanche : 

Est-ce comme cela que fonctionne la CIA ?

"Il y a un parti pris de scénario qui fait qu'il y a une concentration de l'histoire
autour de quelques personnes, notamment autour du personnage féminin, qui ne
correspond pas forcément à la réalité. Ce genre de chose est plutôt un travail
d'équipe où les gens se passent le relais, pendant plusieurs années
", explique Jean-Dominique Merchet, en référence à l'heroïne
principale, interprétée par Jessica Chastain, un rôle qui lui a déjà valu le Golden Globe et une nomination aux Oscars.

Mais là où le film tombe une nouvelle fois juste, c'est semble-t-il sur le rôle des femmes dans cette traque : "Elles ont joué un rôle important. Dans la cellule de traque de Ben Laden, qui a compté jusqu'à 24 personnes, il y a eu
jusqu'à 17 femmes, dans un univers assez macho quand même
", explique-t-il.

Le dossier de presse du film indique par ailleurs que Mark Boal, le scénariste, a mené de longs entretiens et a élaboré "des personnages
fidèles par essence aux hommes et femmes impliqués directement dans cette
opération
". Mais sans trop de détails non plus, pour conserver leur anonymat. 

"La CIA, ce n'est pas James Bond"

Et que dire de cette héroïne qui doit s'imposer auprès de sa hiérarchie pour explorer sa piste ? "On est dans un
scénario, donc il y a toujours l'héroïne qui lutte contre les lourdeurs de l'administration. Mais c'est vrai que la CIA ce n'est pas James Bond, au fond ce sont des fonctionnaires 
qui font un
métier un peu particulier, avec une vie de bureau et ses contraintes
", ajoute-t-il.

"Mais ce
qu'on ne voit pas dans le film, c'est qu'il y avait 18 autres pistes en même
temps, et que toutes avaient à ce moment-là la même valeur
". En tout, selon le spécialiste, 18.000 pistes ont été explorées avant de mettre la main sur Ben Laden, une "toute petite aiguille dans une très grosse meule de foin ", indique la réalisatrice Kathryn Bigelow.

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