GRAND FORMAT. "La bête a volé" : le 2 mars 1969, le jour où le Concorde a décollé pour la première fois
Dimanche 2 mars 1969. Après sept années de travail acharné, l'avion supersonique se prépare à réaliser son premier vol, et à ainsi faire taire les oiseaux de mauvais augure qui prédisent un fiasco. Pour l'instant, il n'est pas encore question de franchir le mur du son, d'atteindre Mach 2 ou même de relier Paris à New York en trois heures et demie avec 100 passagers à son bord. Alors que le programme a été lancé en 1962, il s'agit seulement de voler, de montrer à la France et au reste du monde que le rêve de transporter des voyageurs à une vitesse dépassant celle du son est possible.
Cinquante ans plus tard, jour pour jour, retour sur ces heures qui ont forgé l'histoire de l'aéronautique française.
"Tout le pays s'est arrêté pour suivre ce décollage"
Un "Shadok contrit, picorant son impatience", voilà à quoi ressemble le Concorde – Concorde tout court pour les puristes – pour René Mauriès, le rédacteur en chef de la Dépêche du Midi posté en bord de piste à la mi-journée. Avec près de 400 autres journalistes, il guette depuis 7 heures du matin les moindres signes d'un décollage imminent. Même Jacqueline Auriol, la première femme pilote d'essai française et première Européenne à avoir franchi le mur du son, joue les consultantes, installée dans les gradins.
Dans les hangars, les ingénieurs anglais qui ont fait le déplacement n'en croient pas leurs yeux : un véritable brouillard londonien enveloppe Toulouse, accompagné d'un vent d'autan. Impossible de décoller dans ces conditions. Pourtant, sur et autour de la piste, tout est prêt. Le trafic commercial est suspendu pour la journée ; les vols privés, eux, le sont déjà depuis trois jours. Deux appareils se tiennent prêts à décoller pour accompagner le supersonique : un Gloster Meteor, chargé de surveiller des anomalies extérieures, et un autre avion embarquant des caméras pour immortaliser l'événement. Deux hélicoptères de secours sont également en stand-by, pour intervenir en cas de problème.
Un énième retard pour cet avion, dont la France entière attend l'envol devant sa télé ou son poste de radio.
Tout le pays s'est arrêté pour suivre ce décollage. C'était une affaire nationale, on en parlait depuis sept ans, avec des rebondissements liés aux relations orageuses avec les Britanniques, nos partenaires dans ce projet. C'était incroyable, le nombre de défis techniques à relever.
Car le Concorde, c'est une équation : relier Paris à New York à Mach 2 – deux fois la vitesse du son – avec 100 passagers à bord. Pour pimenter le challenge, Français et Britanniques sont à la lutte avec les Américains et les Russes, qui développent eux aussi leur avion supersonique.
Pour replonger dans ces lointains souvenirs, Bernard Dufour, 83 ans, ressort ses albums photo de l'époque. En 1969, il est le directeur de l'usine Sud-Aviation de Toulouse, à 33 ans à peine. A mesure qu'il tourne les pages, c'est tout un pan de l'histoire de l'aéronautique qui défile : Neil Armstrong, les Tupolev, père et fils, mais aussi Giscard et Pompidou... Tous sont venus scruter la bête en construction dans les hangars de Toulouse. Et tous s'interrogent. Peuvent-ils le faire ?
Pour réussir cet exploit, c'est lui qui a joué "les aboyeurs". En 1965, il prend l'initiative d'afficher "1er vol le 28 février 1968" en grand, sur un mur du hangar principal. "Face à un planning qui ne cessait de glisser de mois en mois, il le fallait bien, se souvient-il avec malice. Mais mon idée a rendu furieux André Turcat, le pilote d'essai en chef. Il m'a répondu : ‘Concorde volera quand je dirai qu'il est prêt’."
André Turcat est celui qui est aux commandes depuis le début de l'aventure. Ce Marseillais polytechnicien de 47 ans est une légende de l'aviation française. En 1969, il totalise 3 000 heures de vol d'essai et est le premier à avoir atteint Mach 2 (deux fois la vitesse du son), sur le célèbre Griffon. A ses côtés, de vieux routiers des essais en vol : son copilote, l'expérimenté Jacques Guignard, a ainsi participé à la conception du Trident français, un chasseur supersonique à bord duquel il a eu un grave accident, en 1953. Au poste de mécanicien, on trouve Michel Rétif, aujourd'hui encyclopédie vivante du Concorde. L'ingénieur navigant Henri Perrier complète l'équipage.
Outre la noria de journalistes, Henri Ziegler, le patron de Sud-Aviation, et George Edwards, de la British Aircraft Corporation, patientent dans les salons de l'aéroport. L'équipage, lui, est affûté comme jamais. Les quatre hommes ont répété les manœuvres à 52 reprises dans un simulateur de vol. "C'était là aussi une première", précise Bernard Dufour. Ils ont également effectué douze "roulages" – la phase, sur la piste, qui précède le décollage – à vitesse croissante, et les derniers à la limite du décollage, c'est-à-dire à près de 300 km/h, rappelle Jean-Marc Olivier dans 1969 – Concorde : premier vol (2018, éditions Midi-Pyrénéennes).
"Cette panne-là, je l'accepte"
Après un premier compte à rebours arrêté en raison d'un plafond nuageux trop bas, tous vont manger à 14 heures, dans un restaurant de Saint-Martin-du-Touch. Le repas est léger, et sans vin, pour une fois. Collectivement, les quatre hommes, profitant d'une fenêtre météo, finissent par prendre la décision de décoller. Comme par miracle, c'est l'éclaircie en début d'après-midi. Naturelle celle-là, contrairement aux circonstances du premier vol du Tupolev Tu-144, le rival russe du Concorde, le 31 décembre 1968. Pour forcer la nature, du nitrate d'argent avait ainsi été dispersé dans les nuages au-dessus des pistes de Zhukovsky, à 43 km au sud de Moscou, pour accélérer leur condensation.
Dans son bureau de directeur général de l'usine Sud-Aviation de Toulouse, Bernard Dufour est aux premières loges. "Je vois alors les quatre hommes monter dans l'avion et fermer la porte derrière eux. J'écoute et je suis alors la très longue check-list à la radio." Une litanie qui s'interrompt brutalement lorsqu'une alarme retentit, juste après l'allumage du premier réacteur. Un problème de refroidissement de turbine. Nouvel arrêt du compte à rebours. Un technicien monte à bord, tout tremblant.
<span>Nous ne sommes pas pressés, il n'y a rien d'urgent, sinon de bien faire votre travail.</span>
L'équipage préfère plaisanter et propose même de faire une belote en attendant. Une fois l'intervention terminée, nouvelle alarme : cette fois-ci c'est au tour du système de conditionnement, en charge du refroidissement de la cabine, de lâcher. "Cette panne-là, je l'accepte parce qu'il y a deux systèmes de secours", tranche le pilote, qui connaît par cœur chaque détail de l'appareil. C'est même lui qui a dessiné le volant de Concorde, en Y, pour que le pilote puisse voir tous les contacteurs, interrupteurs et autres voyants qui constellent la planche de bord. Vers 15h30, l'appareil s'ébranle enfin, dans le fracas de ses quatre réacteurs Rolls-Royce Olympus. "Je me souviens de l'avion qui est parti en bout de piste. Une piste flambant neuve. Elle avait été bombardée pendant la guerre, et malgré les réparations, on craignait des faiblesses. On a alors préféré la refaire entièrement pour Concorde, se souvient Bernard Dufour. Une fois en place, on a alors attendu de longues secondes..."
"Tu peux pas savoir ce que c'est beau !"
A 15h40 et 11 secondes, les freins sont lâchés. En 23 secondes d'un long rugissement, l'avion atteint les 300 km/h. Son bec incliné, qui permet au pilote de voir la piste à l'atterrissage, s'élève doucement. Concorde quitte alors progressivement le sol. Sa légende est en marche. Ou en vol. "Je me souviens qu'à ce moment-là, on était tous heureux", sourit Bernard Dufour.
Les objectifs des énormes caméras de l'époque le suivent jusqu'à ce qu'il disparaisse dans les nuages et atteigne les 6 000 pieds (1 800 mètres d'altitude). Celles embarquées dans l'un des deux avions prennent le relais. Pour ce vol d'essai, André Turcat a voulu garder le nez baissé et les trains d'atterrissage sortis, pour limiter les risques de panne. Pas question de pousser les moteurs à fond. L'avion reste à 250 nœuds (environ 460 km/h). "Pour Concorde, c'est comme une voiture qui roule à la vitesse d'un piéton. Ce n'est pas naturel", commente Pierre Grange.
Dans le ciel, sa silhouette, autant que le bruit des quatre réacteurs, sont impressionnants. A tel point qu'au moment de passer à la verticale d'Auch, l'arbitre du match de football entre Solomiac et Miremont interrompt la rencontre quelques minutes pour permettre aux joueurs et aux spectateurs d'admirer Concorde. Dans les airs, le silence radio, imposé par André Turcat, est brisé par Jean Dabos, le pilote de l'avion Meteor chargé de le suivre de près pour signaler des anomalies extérieures.
Tu peux pas savoir ce que c'est beau !
Si, vu de l'extérieur, tout semble se dérouler sans accrocs, dans le cockpit des alarmes se déclenchent, comme celle du "parachute largué", qui sert de frein à l'atterrissage. Heureusement, c'est une fausse alerte, son ouverture aurait été catastrophique. Toutefois, un nouveau conditionneur d'air lâche. La température dans l'habitacle augmente subitement. Pas un problème pour l'équipage, mais un véritable danger pour les calculateurs. "Dans la version définitive de Concorde, il faut rappeler que derrière le galley, c'est-à-dire la partie où l'on réchauffe les plats et où l'on entrepose ce qui est destiné aux passagers lors d'un vol, il y avait des empilements de boîtes contenant les calculateurs. Il fallait que l'air circule pour éviter leur surchauffe", détaille Pierre Grange. Ces calculateurs permettent notamment de gérer les commandes de vol électriques, l’une des nombreuses innovations de l'appareil. Pour ne pas prendre de risques, André Turcat décide d'écourter le vol et d'amorcer la descente.
"La machine vole, et elle vole bien"
L'atterrissage est l'autre grande inconnue de ce vol. "Il faut se rendre compte du défi que cela représente, martèle Pierre Grange. Cette aile delta a été dessinée et conçue en soufflerie et après des heures et des heures de calcul à la main. Les ingénieurs ne savaient pas, à ce moment-là, comment l'avion allait se comporter." D'autant qu'avec 18 nœuds, le vent est plus fort que prévu. Mais André Turcat place Concorde dans l'alignement de la piste et déclenche le parachute, qui se déploie à l'extrémité arrière du fuselage. A 16h08, après 42 minutes de vol, tout est terminé.
A ce moment-là, on est soulagés, la bête a volé.
A 16h16, Concorde rejoint son parc, arrête ses moteurs et relève son nez. La porte s'ouvre et l'équipage fait sa descente triomphale. Sur l'estrade installée dans l'aérogare, le soulagement se lit sur les visages. André Turcat la joue sobre à sa sortie : "La machine vole, et elle vole bien." Une déclaration reprise par toute la presse le lendemain et restée dans l'histoire. Mais le directeur de l'usine, alors présent juste derrière l'estrade, précise la suite. "Turcat a envoyé ses meilleurs vœux aux astronautes américains qui décollaient le lendemain (mission Apollo 9). Il a ainsi placé l'exploit de Concorde au même niveau que celui réalisé par la Nasa. On vivait une période extraordinaire. On était à la tête du monde ce jour-là".
Mais ce dimanche 2 mars 1969, plus qu'à un simple vol d'essai, c'est à l'amorce d'une renaissance qu'ont assisté les Français. Celle de l'aéronautique française, et plus largement européenne. Après la Seconde Guerre mondiale, ce secteur est moribond. Hormis le succès de la Caravelle (un avion de ligne biréacteur, destiné aux itinéraires court et moyen-courriers), ce sont les Américains et les Russes qui dominent le marché de l'aviation. Le succès de Concorde, et de ce vol en particulier, annonce celui d'Airbus. "Si Concorde n'était pas parvenu à voler, l'aventure Airbus aurait été compromise. Sans ce succès, nous n'aurions jamais convaincu nos partenaires de développer l'A300. C'est ce jour-là qu'on a sauvé l'aviation européenne", tranche sans sourciller Bernard Dufour.