RECIT FRANCETV INFO. Policiers, manifestants, casseurs : deux mois d'affrontements
Six heures trente. Hors de question d'aller en cours ce matin. Au lycée Henri-Bergson, dans le 19e arrondissement de Paris, un blocus est organisé. Car ce jeudi 24 mars, les syndicats étudiants ont appelé à manifester contre la loi Travail. En marge de l’attroupement, une jeune lycéenne filme avec son smartphone une courte séquence. Elle va se propager comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Et marquer le début de deux mois d'affrontements permanents entre forces de l'ordre, manifestants et casseurs.
"Il y a une surenchère, c’est sûr"
Maurice a 27 ans. Investi dans le mouvement Nuit debout depuis la fin mars, cet informaticien assure avoir vu "au fur et à mesure du mois d'avril la montée des violences collectives".
Le samedi 9 avril, comme 20 000 autres personnes selon la police, Maurice manifeste à Paris contre le projet de loi El Khomri. En début d'après-midi, le cortège s'élance paisiblement de la place de la République pour rejoindre la place de la Nation. Mais en fin de journée, "on s'est retrouvé isolé par les CRS", raconte Maurice. "Moi, j’étais devant, avec les anars. Un groupe de 60 ou 70 CRS nous cernait, on était environ 300." La situation devient alors chaotique, et vire à l'affrontement.
Sur une vidéo tournée par Le Parisien, de nombreuses personnes, le visage masqué, jettent des projectiles sur les CRS. Certaines sont visiblement armées de barres de fer. Les CRS finissent par sonner la charge. En arrière-plan, les volutes de fumée des gaz lacrymogènes dissimulent la place de la Nation. La confusion est totale.
"On a été gazé de façon permanente, et les casseurs repoussaient la BAC et les CRS", raconte Maurice. Pour l'informaticien, les forces de l’ordre fonctionnaient par vagues : "Ils partaient de l’extérieur vers l'intérieur de la place en distribuant des coups de matraque pour nous interpeller".
"Il y avait un niveau de violence énorme, explique David Michaux, le délégué CRS de l'Unsa Police. On a des techniques pour gérer des manifestations. Le souci, c'est que là, ils ont changé leurs stratégies. Les casseurs se sont retrouvés devant."
"Si les gens voulaient sortir, on les laissait, assure le CRS. Pour les autres, l’affrontement n’a pas pu être évité. Et il y a eu une surenchère, c'est sûr. Ce jour-là, tout servait de projectile à notre encontre : des pavés et des bouteilles, mais également des grenades artisanales."
Il y a un ras-le-bol général, des gens qui n’auraient pas jeté de pierres auparavant sont plus enclins à le faire aujourd’hui.
Cette "surenchère" évoquée par le policier David Michaux, Simon Guillemin l'a illustrée à sa façon, dans une vidéo postée sur YouTube à l'issue de la manifestation du 28 avril. Une journée qualifiée de "particulièrement violente", tant du côté des manifestants que des forces de l'ordre.
Photographe indépendant, Simon Guillemin a pris l'habitude de porter une GoPro sur son casque lorsqu'il couvre des manifestations. Ce jeudi-là, près de la place de la République à Paris, au croisement de l’avenue Daumesnil et de la rue Ledru-Rollin, il filme une séquence symptomatique à ses yeux.
Un homme, le visage dissimulé par un foulard, tente d’aider une jeune femme en lui donnant du sérum physiologique. Des policiers les prennent à partie. Des coups de matraque sont donnés au jeune homme. Son keffieh est arraché. "Prends pas de photos ! Prends pas de photos !", lance un autre policier en direction de Simon Guillemin, à son tour bousculé.
"Ça s’est passé juste après qu’un policier a reçu un pavé sur la tête, ça gazait pas mal, le stress était énorme…", se souvient le photographe. "C’est à ce moment qu'ils l’ont mis par terre. Tout s’est passé très vite, dans un climat de tension totale."
<span>En réécoutant les rushs, j’entends des CRS nous dire "bougez de là, ça va péter".</span>
«On sert de défouloir»
Ce 28 avril, le climat de tension ne règne pas seulement dans la capitale. Alors que le mouvement anti-loi Travail a commencé il y a sept semaines, entre 170 000 et 500 000 personnes défilent partout en France. Et les rassemblements dégénèrent dans de nombreuses villes, comme à Marseille, Nantes ou Rennes, où l'on compte une vingtaine d'arrestations.
A Rennes justement, une vidéo circule sur les réseaux sociaux. Elle a été tournée dans l'après-midi, rue Jean-Jaurès. Sur les images, on y voit une dizaine de CRS regroupés derrière une barricade, dans l'épaisse fumée orange d'un fumigène. Soudain, une forte déflagration retentit, accompagnée d'une énorme flamme.
Jerôme Martel, délégué local de l’Unsa Police de la CRS 54, est présent avec sa section derrière la barricade. "On devait aller à Calais, mais avec la manifestation, on a dû partir à Rennes." Départ à 5 heures du matin depuis Bordeaux pour venir en renfort. La mission de la section 54 ? "Tenir la rue Jean-Jaurès."
Avant d'être la cible du cocktail Molotov, les agents ont aussi reçu un grappin, propulsé à de nombreuses reprises, et ont été visés par des gaz lacrymogènes.
Lorsque la bombe artisanale a explosé, "mes collègues ont titubé pendant une grosse seconde. C'est la première fois qu’on voyait ça… Ils avaient dû prendre une pièce de voiture, et mettre de l’essence dedans. Il y a eu deux blessés chez nous. La flamme leur est arrivée dessus..." La seule crainte de Jérôme Martel désormais ? "Perdre un collègue".
<span>Après, on est revenu sur place. On ne savait pas ce qu’on allait recevoir derrière, mais on est revenu sur place. On sert de défouloir, il y a de plus en plus de policiers blessés.</span>
Au total, 78 policiers ont été blessés en France le 28 avril, selon le ministère de l'Intérieur. Le nombre de blessés parmi les manifestants, lui, n'est pas recensé. Anthony Caillé, secrétaire général de la CGT Police de Paris, raconte à Metronews, qu'il en a fait la demande. Sans succès.
A Paris, un policier a souffert d’une fracture au crâne et d’une hémorragie interne à la suite d’un jet de projectiles. Et à Rennes, tandis que les CRS étaient visés par des cocktails Molotov, un étudiant a été atteint au visage, probablement par un tir de Flash-Ball. Agé de 20 ans, il a définitivement perdu l'usage de son œil gauche. Une enquête préliminaire a aussitôt été ouverte par le parquet de Rennes. Elle est toujours en cours. Le jeune étudiant, lui, a porté plainte contre X pour "violences aggravées ayant entraîné une infirmité permanente".
« Ma mâchoire aurait pu être fracturée »
Place de la République, le 28 avril au soir. Jusqu'à minuit, l'ambiance est clairement bon enfant. Malgré l’interdiction de la préfecture, les partisans du mouvement Nuit debout n'ont pas l'intention de rentrer chez eux. Mais à partir d'une heure du matin, la place se transforme, et les militants se retrouvent confrontés à de véritables scènes de guérilla urbaine. Regardée plus de 400 000 fois, cette vidéo du Parisien rend compte de l’extrême tension.
Blessée sur place, Lucie, une comédienne de 25 ans, témoigne. "On avait décidé de rester à République pour la nuit. Les gens commençaient à dire que ça allait être très violent, mais on refusait de partir." A 1 heure du matin, une pluie de lacrymogènes commence à s'abattre sur la place, "sans qu’il y ait la moindre provocation de notre part", soutient la jeune fille. "Et là, c’est devenu le chaos total, personne n’avait de masque ou de protection."
Alors que les CRS arrivent par vagues, la jeune fille et des amis tentent de se regrouper au sud de la place, vers le boulevard Voltaire. Mais "les rues adjacentes étaient bloquées par les CRS, on ne pouvait pas sortir". Et vers 1h30, la jeune fille reçoit un éclat de grenade sur le visage. "Je n'avais rien vu venir. Je me suis écroulée contre un arbre."
<span>Des inconnus sont venus m'aider à me relever. Les CRS ont fini par me laisser quitter la place, et je suis allée directement à l’hôpital Lariboisière. J’ai eu beaucoup de chance, ma mâchoire aurait pu être fracturée.</span>
Cette nuit-là, Matthieu Bareyre et Thibaut Dufait filment les événements pour un documentaire sur la jeunesse. Cela fait plusieurs jours que le réalisateur Matthieu Bareyre suit le mouvement Nuit debout, mais le 28 avril, les images qu'il filme vont particulièrement l'interpeller.
Alors que les gaz lacrymogènes envahissent la place, il tente de saisir l'instant. "A 1h37, j'essaye de cadrer sur la ligne de CRS qui avance." Son objectif ? "Faire un plan d'ensemble des CRS. Je voulais montrer comment ils déblayent l'espace." A ses côtés, une fille crie : "Il se prend une patate !" Sur l'instant, le réalisateur ne fait pas attention. "On était tous sous pression, je ne réfléchissais plus".
Ce n'est qu'une fois rentré chez lui que Matthieu Bareyre réalise ce qu'il a filmé : les images sont explicites. Un homme est à terre, entouré par deux agents. Allongé sur le sol et déjà menotté, il reçoit plusieurs coups. Et quand les policiers le relèvent, ces derniers lui assènent une gifle sur le visage, puis un coup de poing dans le ventre.
Le réalisateur a isolé la scène, avant de la diffuser sur YouTube le 30 avril. L’extrait a été regardé près de 250 000 fois.
"Une dizaine de grenades de désencerclement"
Dimanche 1er mai. Sous le soleil, le défilé parisien réunit 16 000 à 17 000 personnes, selon la préfecture de police (70 000 selon la CGT). Mais la fête du travail tourne au vinaigre. Fabien Enero est un photographe de 30 ans. Venu de Bordeaux "pour couvrir toutes les villes de France, pour avoir des images de toutes les manifestations", il va finir sa journée à l'hôpital. Au début du défilé, pourtant, "c'était vraiment calme", raconte-t-il à francetv info.
En coupe-vent rouge et casque bleu, le jeune homme est entouré de journalistes, face à une rangée de CRS, sur le boulevard Diderot. "Tout le monde était pacifique, on n'était pas dans la provocation, et là d’un coup, les CRS ont balancé une dizaine de grenades de désencerclement sur notre groupe." Les projectiles arrivent sur les photographes à hauteur de visage.
Fabien Enero est touché au niveau de la paupière par une bille de caoutchouc.
Le photographe s’enfuit de la zone, avant d’être pris en charge par une équipe de "streetmedics", des manifestants qui délivrent les premiers secours. La situation est chaotique. "Ils m’ont fait les premiers soins dans un coin de la rue, pendant que les policiers nous gazaient encore."
Deux semaines plus tard, Fabien Enero doit toujours se rendre à l'hôpital un jour sur deux. "J’ai un ulcère à la cornée." Et sa voix est encore fébrile : "Je sais que je vais perdre de la vue. Pour un photographe, c'est compliqué..." Depuis les événements, le Bordelais a fait un signalement à l’IGPN. Il s'apprête aujourd'hui à porter plainte.
« On lançait des œufs et de la farine »
Ce 24 mars, devant un restaurant de l'avenue Secrétan, à quelques centaines de mètres du lycée Bergson, un jeune est encerclé par trois policiers. "Lève-toi, lève-toi !" Le lycéen est à terre. Les trois agents de police qui l’entourent lui ordonnent de se relever. L’adolescent obtempère. Mais une fois debout, il encaisse un violent coup sur le visage, assené par un policier. Et retombe violemment au sol.
On lançait des œufs et de la farine, et ensuite les policiers se sont mis à nous courir après. Je me suis fait arrêter à quelques centaines de mètres de l'entrée et un policier m'a attrapé, avant de me frapper, lui et son collègue.
Cet élève de seconde au lycée Bergson a eu le nez fracturé suite aux coups reçus. "Ils m'ont mis les menottes et m'ont dit que ce n'était pas fini, que je verrai au commissariat." L’adolescent est finalement relâché par un autre policier. Depuis les événements, le gardien de la paix du commissariat du 19e arrondissement est poursuivi pour violences volontaires par personne dépositaire de l'autorité publique. Son procès, qui devait se tenir le 12 mai, a été reporté au mois de novembre.
Mais autour du lycée Bergson, ce 24 mars, la journée n'est pas finie. Une autre vidéo, diffusée sur le réseau social Snapchat, met en évidence l'attitude d'un policier en civil. Le visage encapuchonné et entouré de collègues en uniforme, il tente de disperser les lycéens dans la rue qui jouxte leur établissement. Sur la séquence, on l'aperçoit en train d’asséner des coups de matraque à des jeunes qui déambulent sur la chaussée, les frappant notamment à la tête.
Les images, largement relayées, mettent le feu aux poudres chez les lycéens, bien sûr, mais aussi chez leurs parents. "On a mis un moment à comprendre l’ampleur de ce qui s’était passé. On a eu du mal à le croire (…) Personnellement, s’il n’y avait pas eu les vidéos, je les aurais crus à moitié", reconnaît Gwénaël Cau, élue FCPE au conseil d’administration du lycée Bergson, sur Rue89.
"La fatigue, l'usure des deux côtés"
Jusqu'où va grimper cette escalade de la violence entre les forces de l'ordre, les manifestants et les casseurs ? Pour l'instant, rien ne semble en mesure d'apaiser l'extrême tension qui s'est installée en quelques semaines. A Rennes, où de nombreux incidents ont éclaté depuis le début de la mobilisation, entre 400 et 500 personnes ont bravé une interdiction de manifester, le 14 mai, pour dénoncer "les violences policières".
Le 18 mai, des syndicats de policiers appellent à se rassembler à Paris et dans plusieurs grandes villes "contre la haine anti-flic". Un rassemblement exceptionnel initié par le syndicat Alliance, que la majorité des organisations ont décidé de rejoindre. A Paris, le rendez-vous est donné place de la République. Un lieu ô combien symbolique, à double titre : non seulement cette place est le bastion du mouvement Nuit debout, mais c'est aussi près de là que des colonnes entières de policiers avaient été applaudies par la foule, il y a un peu plus d'un an, après les attentats de janvier.
Un rassemblement qui ne laisse pas non plus entrevoir une accalmie prochaine, aux yeux du sociologue Christian Mouhanna, chargé de recherches CNRS. "La fatigue, l'usure des deux côtés, c'est le terrain favorable au déclenchement d'une crise avec des violences, observe-t-il dans le JDD. Quand on est non-violent et qu'on voit des gens se faire frapper, ça finit par énerver. Et quand on est fonctionnaire de police et que l'on voit ses collègues se faire attaquer, la tension ne peut que monter."