De la souffrance au suicide, comment un infirmier s'est senti "pris au piège" dans son travail
Depuis le mois de juin, cinq infirmiers se sont donné la mort à Toulouse, au Havre ou encore dans la Sarthe. Franceinfo fait le récit de l'un de ces drames.
"Je vous souhaite du courage pour assumer cette responsabilité. Vous êtes toutes les deux responsables de mon suicide. Mesdames, je ne vous salue pas." Ce sont les derniers mots de Marc*, couchés sur le papier un vendredi du mois de juillet. Ce jour-là, Marc doit prendre ses nouvelles fonctions de cadre de santé. Mais il ne se rend pas au centre hospitalier où il exerce depuis 2012. Il reste chez lui. Il est à bout. Il veut en finir. Il prend un médicament à haute dose et sombre. A côté de lui, trois courriers. Trois écrits dans lesquels il évoque deux membres de la direction pour justifier ce geste, qui lui sera fatal. Marc meurt après quatre jours passés en réanimation.
Ce suicide, comme ceux de quatre autres infirmiers depuis juin, reflète, selon la Coordination nationale infirmière (CNI), l'un des syndicats de la profession, la souffrance du personnel. Elle a appelé à la grève, mercredi 14 septembre, et réclame des "actions urgentes". La CNI incite aussi infirmiers et infirmières à porter un brassard noir sur leur lieu de travail en signe de respect. Pourtant, dans les établissements concernés par les suicides, on pense peu à cette initiative. Le personnel – à la demande des collègues de Marc interrogés par franceinfo, leur établissement n'est pas nommé dans cet article – est encore secoué par la mort de leurs collègues respectifs.
Un collègue respecté
"Le brassard noir, on pourrait le porter tous les jours", soupire Chantal*, contactée par franceinfo. "Malheureusement, ce suicide est le déclic pour qu'on se dise qu'enfin, il faut que cela cesse. Il y a un ras-le-bol depuis de nombreuses années. C'est terrible d'en arriver là." Chantal a côtoyé Marc en 2012, puis lors de réunions, en 2013 et 2014. "C'était quelqu'un de très cultivé. Il avait une façon de parler, de présenter les choses. Il exprimait ce qu'il avait dans les tripes avec ses propres phrases, ses propres mots", se souvient-elle.
Chantal est encore en activité dans l'hôpital public où Marc exerçait. Elle décrit aujourd'hui une "ambiance affreuse". D'autant plus que ces jours-ci, l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) achève son enquête sur le suicide de Marc. Une enquête judiciaire est également en cours, après une plainte de la direction de l'établissement, qui rejette toutes les accusations portées à son encontre et veut "faire la lumière (...) sur les conditions du décès de cet agent".
Benoît* a recruté Marc en juin 2012. Jusque-là, l'infirmier exerçait dans un établissement du Sud-Ouest. "Il m'avait dit qu'il voulait se rapprocher de sa famille", explique ce cadre supérieur de santé interrogé par franceinfo. Marc avait un peu plus de 50 ans. Il était célibataire et sans enfant.
"Il fallait qu'il oublie ses valeurs"
Marc est infirmier à l'hôpital pendant deux ans. "Il aimait son travail. C'était un bon professionnel, rigoureux et toujours disponible", précise Benoît. Puis, en 2014, il occupe un poste faisant fonction de cadre de santé au sein de l'Etablissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), qui en dépend. Une attribution qui lui permet d'acquérir de l'expérience, sans toutefois avoir le diplôme requis. Afin de l'obtenir, il part en formation en septembre 2015. L'hôpital investit et lui paye l'école de cadres. Lui avait, semble-t-il, la promesse d'occuper le même poste à son retour de formation. Mais en fin d'année scolaire, on lui annonce qu'il ne va pas réintégrer l'Ehpad et qu'il va être affecté à un autre service de l'hôpital.
C'est à partir de ce moment-là que les choses dérapent. "Le service qu'on lui demande d'intégrer est connu pour sa difficulté. Aucun cadre n'y est resté plus de six mois", explique Benoît. Selon lui, Marc ne voulait pas ce ce poste. "Je n'ai pas fait une école pour briser ma carrière", aurait-il rétorqué.
"On lui demandait d'oublier sa formation, de se caler sur les valeurs de l'établissement. Il fallait qu'il oublie ses valeurs personnelles", renchérit Chantal, qui tente de comprendre, avec les collègues de Marc, comment ce dernier a pu en arriver là. Elle-même a été victime d'un burn-out. Elle raconte avoir à l'époque souffert des méthodes de management de l'établissement. "On vous met dans une salle, avec une dizaine de collègues en face de vous. Et vous devez écouter leurs reproches, des petits soucis que vous pouvez poser au quotidien", rapporte-t-elle.
Des méthodes de management contestées
Marc a-t-il été sommé d'appliquer des méthodes qu'il n'approuvait pas ? Dans ses trois courriers, que la CGT Santé du département de l'hôpital a pu consulter, il écrit : "Vous me demandez de maltraiter mes collègues et ça, ça ne peut pas se concevoir dans les valeurs que je défends."
"Tout le monde souffre !" s'exclame Chantal. Elle qui a fait toute sa carrière à l'hôpital estime qu'une vingtaine de personnes ont quitté cet établissement de santé au cours des dix dernières années. Elle-même a été rétrogradée. Elle n'a pas eu de bureau pendant un an, elle allait d'un ordinateur à un autre. Celui qui lui a été attribué depuis est excentré. "Il faut le vivre pour le comprendre", souligne Benoît. Lui-même a pensé au suicide. Il pointe le management "très directif" qu'il ressent dans l'établissement.
La direction, contactée par franceinfo, renvoie à un communiqué, qu'elle a diffusé mercredi matin. Elle juge "les accusations portées par certaines personnes" à l'encontre de la direction du centre hospitalier "totalement infondées". "Les pressions extérieures qui visent à intimider et déstabiliser la direction de l’hôpital sont intolérables", se défend-elle.
Soucieuse d'apaiser les choses, la direction "réitère sa compassion pour le cadre décédé et ses proches" et appelle "tous les protagonistes à retrouver leur sérénité". Selon elle, lorsque la mutation a été proposée à Marc, il "n'avait pas émis d'observation négative" et il aurait ensuite accepté le poste. S'est-il senti contraint de le faire ? "Aujourd'hui je suis pris au piège, je ne peux pas démissionner car l'hôpital a payé ma formation", explique Marc, dans un de ses courriers. Benoît se souvient encore de sa dernière conversation avec lui. C'était en avril. Ils avaient échangé des banalités. "Ça va ?" "Oui, très bien", avait simplement répondu Marc.
* Les prénoms ont été modifiés.
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