GRAND FORMAT. Pêche, agriculture, environnement... Comment Bruxelles a changé la vie de ces Français
La tenue bleue assortie à la mer l’entourant, Eric Guygniec foule le quai du premier port de pêche français. Cet ancien pêcheur de 53 ans, revenu à terre après trente ans passés à naviguer, est ici, à Lorient (Morbihan), dans son élément. Le Breton y a grandi. Il y a huit ans, il y a cofondé l'armement de la pêche artisanale de Keroman (Apak), comptant désormais sept bateaux et quelque quarante marins. "Malheureusement, je suis à terre, sourit l'armateur derrière de fines lunettes. Quand j'étais au large, je n'avais pas tous les soucis qu'on a ici. Ça valait tout l’or du monde."
En mer comme à terre, l’Europe pourrait sembler loin de cet armateur. Bruxelles est à plus de 800 kilomètres, et Strasbourg à plus de 1 000. Pourtant, l'Union européenne, Eric Guygniec la perçoit plus que souvent. Notamment quand Bruxelles décide des quotas de pêche autorisés pour l’année à venir. Une politique "importante pour la ressource" en mer et qui a permis de la préserver. Mais, dans l’attente, "on dort beaucoup moins bien en décembre", confie discrètement l’ancien marin. "On tremble, car on ne sait pas ce que l’on aura le mois suivant."
Des quais de Lorient aux pâturages de Limerzel, en passant par la gare de Vitré, rencontre avec cinq Bretons pour qui l'Europe a changé la donne, à quatre jours des élections européennes.
"Il y a un fossé entre Bruxelles et ici"
Ce mardi après-midi, sous un soleil de plomb, Eric Guygniec inspecte ses quelques navires encore à quai. Deux d'entre eux, d'une longueur de 17 mètres, ont débarqué la veille. Ils repartiront dans moins de 48 heures pêcher le merlu. Le bateau qui les domine, récemment acquis par l'armement, mesure près de 22 mètres. Il partira dès dimanche pêcher encornets, rougets et merlus dans le Golfe de Gascogne. A bord, une poignée de marins s'affaire avant le grand départ.
Il y a quelques jours sur ces mêmes quais, "on les a tous vus défiler", lance, amusé, Eric Guygniec. Qui ? Trois têtes de liste françaises pour les élections européennes : Benoît Hamon (Génération.s), Nathalie Loiseau (La République en marche) et François-Xavier Bellamy (Les Républicains) ont foulé les terres lorientaises les 25, 26 et 29 avril. Avec eux, parfois à l’aube, Eric Guygniec a parlé de ces quotas de pêche décidés chaque année, de cette interdiction de la pêche au bar ou du Brexit. Le directeur d’armement a aussi lancé l’alerte sur ce qu’il estime être, pesant ses mots, une "absurdité monumentale" : l’obligation de débarquement, mieux connue sous le nom du zéro rejet.
Cette réglementation, entrée en vigueur au 1er janvier, interdit en principe tout rejet en mer de poissons "non désirés" – car abimés, moins rentables ou pour lesquels les pêcheurs n’ont pas de quotas – dans un objectif de "soutenir les stocks et de rendre les captures plus sélectives", souligne le ministère de l’Agriculture. "Nous avons été mis devant le mur, s'emporte Eric Guygniec. On doit l’appliquer mais c’est presque impossible." Chacun de ses bateaux, dont les pêches sont multiples, ont l’habitude de rejeter en mer 10 à 20% des poissons pêchés, "car on ne peut pas les commercialiser". Stocker à bord, puis débarquer à terre ces poissons impliquerait, en toute logique, 10 à 20% de travail en plus. Sans aucune compensation financière.
Le zéro rejet, c’est zéro euro. On donne un travail en plus aux pêcheurs qui ne sera pas rémunéré. C’est aberrant.
A bord du Dolmen, dernier de la flottille de l’armement de pêche artisanale, les pêcheurs préparent d’imposants filets pour la capture qui démarrera dans quelques jours. Eric Guygniec, lui, montre comment se divise le travail des marins. Une fois la capture arrivée sur le pont, les poissons sont triés, pesés et descendent en chambre froide, un étage plus bas. Les poissons rejetés le sont immédiatement. L'interdiction de tout rejet actée, une main d’oeuvre supplémentaire serait nécessaire pour trier, mettre en caisse, glacer puis débarquer ces poissons maintenus à bord. Sans compter, selon Eric Guygniec, un nouveau local de la chambre froide pour les héberger. "Il faudrait agrandir les bateaux et on ne peut pas", s’inquiète l’armateur. Le Lorientais craint également que les poissons débarqués finissent en farine, faute de commercialisation. "C'est insensé de ramener du poisson à terre pour faire ça", lâche-t-il.
Celui qui a vécu en mer au cours des trois dernières décennies reconnaît volontiers l’importance de préserver la ressource et de pêcher de manière plus sélective. Capturer juste ce qu’il faut, "on fait déjà tout pour", assure Eric Guygniec. Le cofondateur de l’Apak évoque, entre autres, des mailles de chalut plus grandes, afin que les plus petits poissons, moins rentables du fait de leur taille, puissent ressortir facilement de ce filet. Autant d’efforts qui ont permis de presque diviser par deux les rejets en huit ans. "Si demain, on peut être à zéro rejet, on le fera, garantit l’ancien pêcheur. Mais aujourd’hui, c’est impensable. Il y a un vrai fossé entre ce qui se décide à Bruxelles et ce qui se passe sur le terrain."
"Ce programme Erasmus+ m'a fait grandir"
Une centaine de kilomètres à l’ouest de Lorient, la commune rurale de Limerzel (Morbihan) est plongée dans la pénombre quand Anaëlle Morice empreinte la route. Le tableau de bord de sa voiture affiche 5h25. La jeune femme de 22 ans, blouson de cuir noir et baskets rose, est détendue. Dans 35 minutes, elle commencera pourtant un nouveau travail en CDI à la pâtisserie Gaël de Muzillac, où elle a fait ses armes comme apprentie. "Le fait de revenir d’Italie me donne plus de confiance, assure Anaëlle Morice. Une fois qu’on a réussi à s’intégrer dans une entreprise à l’étranger, la pression retombe."
A 5h50, les cheveux châtain noués et vêtue de son bleu de travail, la jeune Bretonne prend place en cuisine. Il est l’heure de dorer la pâte des viennoiseries avant la fournée, puis de saluer les nouveaux collègues. L’ex-apprentie reprend tous ses repères après six mois d’expatriation dans la ville italienne de Florence. Une expérience permise grâce à une bourse du programme Erasmus+, la mobilité des jeunes dans l’UE, ouverte aux apprentis. L’opportunité, possible depuis 1995, a permis à plus de 18 000 jeunes Français issus de la formation professionnelle de s’expatrier en 2018. Une opportunité qui s’est vite révélée "unique et exceptionnelle" pour Anaëlle.
L’Europe, je la remercie. Ce programme m’a fait grandir. Et je ne pense pas que je serais partie à l’étranger si on ne m’avait pas tendu la main.
L’histoire de ce voyage commence au centre de formation d’apprentis (CFA) de Vannes (Morbihan), en juin 2018. Anaëlle Morice y termine sept ans d’études et d’apprentissage en cuisine, en chocolaterie et en pâtisserie. Depuis son Morbihan natal, la pâtissière rêve d’une expérience au-delà des frontières, mais "la peur de tout quitter" la freine. En ce début d’été, la référente mobilité du CFA lui parle une nouvelle fois d’Erasmus+. Anaëlle Morice hésite, craignant de devoir trouver, seule, une entreprise étrangère. C’est un appel de cette même référente, un mois plus tard, qui change la donne. La région lance un nouveau programme Erasmus+, Mobi Pro, et la jeune femme pourrait être la première à le tester. Tout est prévu : deux entreprises florentines l’attendent déjà, tout comme des cours d’italien, de pâtisserie et de desserts. "Pour moi, c’était maintenant ou jamais. J’ai dit oui tout de suite, lâche-t-elle. Je ne savais pas trop dans quoi j’embarquais, mais je me disais que, personnellement, cela allait être riche."
Le départ est donné le 25 octobre. Laissant famille, amis et compagnon, Anaëlle Morice décolle avec quatre autres apprentis bretons, dont son futur colocataire, Vladimir. Dans ses poches, sept cents euros mensuels de Pôle emploi, une bourse de 5 200 euros de l’Union européenne, qui financera ses cours – pour un montant de 2 000 euros – et son logement. Vladimir et Anaëlle trouvent un deux pièces de 30m2 en plein cœur de Florence, qu'ils divisent en deux. Quatre jours plus tard, l'expatriée française fait son entrée au prestigieux Gran Caffè San Marco et commence un stage de cinq mois sans parler un mot d'italien. "Notre travail, il se fait avec les mains. On communiquait comme ça au début !", s’amuse la jeune femme. Six jours sur sept, de 6 heures à midi, la stagiaire prépare viennoiseries et biscuits servis au café, entourée de collègues "très accueillants". Après le travail, elle s’essaie à l’italien, à raison de deux heures quotidiennes. Les rencontres se multiplient.
Au début, c'est déstabilisant : on est loin de sa famille, dans une ville que l'on ne connaît pas. Et puis, on se sent bien. On n'a que des choses nouvelles à découvrir. La vie devient plus excitante.
Au Gran Caffè San Marco, Anaëlle Morice gagne en autonomie. La jeune pâtissière reconnaît "ne pas beaucoup apprendre en technique", mais plutôt "en nouveaux goûts et nouvelles recettes". Ses yeux brillent à l’évocation des cours de desserts. "J’ai appris à faire du panettone (une brioche italienne), de la crème brûlée à l’orange fumée", liste-t-elle.
Lors de son second stage florentin, dans l’hôtel de luxe Villa Cora, la Bretonne travaille la focaccia, un pain typique d’Italie, et s’initie à d’autres desserts tels que le zuccotto, un dessert typique de Toscane. "Je me suis sentie chanceuse, estime-t-elle. Ce n’est pas mon monde. Je ne sais pas si j’aurais pu travailler dans un établissement comme celui-là autrement."
En ce début de matinée, dans les étroites cuisines de la pâtisserie Gaël, Anaëlle Morice s’affaire, entre le plan de travail et les fours. "Pronto !, s’amuse dès son arrivée Gaël Poivré, son employeur. Tu as appris à faire les pâtes là-bas ?" "Je faisais les croissants tous les jours !", répond la jeune salariée. Son patron, le visage rond et les cheveux brossés, lui a proposé ce nouveau poste en février. "Je l'ai recrutée pour ses valeurs et son travail. On verra comment son expérience italienne va nous être utile, explique le gérant. Mais elle nous ramène déjà sa connaissance du panettone, que j’aimerais développer. Et surtout, elle a su se mettre en danger, partir en quittant tous ses repères. C’est un plus pour nous. Ça prouve une force de caractère."
"Sans la PAC, nous fermerions boutique"
Ce mercredi midi, dans la vaste cuisine du domicile familial, Anaëlle Morice prépare une poignée de crêpes pour ses parents et son compagnon. Derrière de petites lunettes rondes, Marie-Claude, sa mère, a les traits tirés. A midi, l’agricultrice a déjà presque une journée de travail derrière elle. Tous les jours, cette femme de 53 ans se lève vers 5 heures, part rapidement surveiller la traite robotisée de ses vaches, avant de s'attaquer à leurs soins, à leur alimentation et au nettoyage de leurs logettes. Vers 9 heures, une fois les vaches sorties vers les pâturages, elle se dirige vers le bâtiment voisin, le poulailler. Il faut alors donner à manger à quelque 8 000 poules et ramasser les œufs. Cette matinée a été intense, comme toutes les autres. "Nous sommes le 1er mai, mais il n'y a pas de jour férié ici !", souffle en souriant Marie-Claude Morice, à la tête, avec son mari et son frère, d’une exploitation de cultures et d’élevage laitier s’étalant sur 138 hectares.
L’agriculture, c'est tout ce que cette mère de quatre enfants connaît. Née près de Limerzel, Marie-Claude Morice a grandi dans une famille d’agriculteurs bretons, avant d’épouser un homme au même parcours. Avec ses proches, ils ont repris les exploitations familiales en 1997, pour n'en constituer plus qu'une. Ils y produisent lait et œufs, mais également céréales et plantes pour leurs animaux. "Et depuis que nous travaillons, nous percevons des aides de l’Union européenne", assure la petite quinquagénaire aux cheveux courts. L'an dernier, l'exploitation a perçu 40 196 euros d'aides issues de la politique agricole commune (PAC), réparties en différents paiements. Parmi ces subventions, 11 300 euros liés à leurs efforts en matière d’environnement, ainsi que 4 630 euros d’aide aux bovins laitiers (ADL), par exemple. Une aide vitale pour les Morice, qui représente près de 20% de leur excédent brut d’exploitation (EBE), et 7% de leur chiffre d’affaires.
La PAC nous garde en vie. Sans ces aides, nous serions dans le rouge. Ou, pire, nous fermerions boutique.
Avec ces fonds européens, les associés parviennent à financer une part non négligeable des dépenses de l'exploitation, telles que les semences et certains produits phytosanitaires. Mais les coûts liés à leur activité restent très élevés. Et le trio d'agriculteurs doit rembourser pas moins de 95 000 euros tous les ans jusqu'à leur retraite. Un endettement massif, conséquence d'un investissement de 750 000 euros en 2014, afin d'agrandir et de moderniser l'exploitation. "Nous dégageons chacun 1 000 euros par mois pour payer les factures, la nourriture et notre prêt immobilier", lance Marie-Claude Morice. Suffisant pour épargner ? "Cela fait quinze ans qu'on n’a pas mis d'argent de côté", rigole l'agricultrice.
Vers 14 heures, Marie-Claude Morice fait le tour des nouveaux bâtiments. Limerzel, commune rurale, présente des prairies et des installations agricoles à perte de vue. En hauteur, donnant sur la maison familiale, un immense hangar construit lors de l'agrandissement abrite les 120 vaches de l'exploitation. Avant le retour des bovins pour une nouvelle traite, l'agricultrice contrôle les veaux et leur donne à manger. Sans regretter cet investissement, la Bretonne sait désormais qu'il est tombé au pire des moments. Car un an après, une autre politique européenne est venue toucher de plein fouet l'exploitation : la fin des quotas laitiers, décidée en 2015 après 31 ans d'existence.
A l'époque, cette mesure est dopée par la demande croissante de produits laitiers, notamment sur le marché mondial, relate le site Vie publique. Mais rapidement, les prix du lait s'effondrent. La demande recule à cause de l’embargo russe sur des produits alimentaires occidentaux et de la baisse sensible des importations chinoises. "En conséquence, nos revenus ont baissé", confie douloureusement Marie-Claude Morice. D'après la comptable des associés, le prix moyen du lait est passé de 359 euros pour 1 000 litres en 2015 à 323 euros en 2016. Avant de tomber à 304 euros l'année suivante. "Or, les Morice ont besoin d'un prix minimum de 340 euros pour s'en sortir", alerte-t-elle.
En 2018, ce prix est remonté à 342 euros. La situation s'est éclaircie pour la famille d’éleveurs, tout en restant critique. "Un prix idéal, pour nous permettre d’être bien, serait de 350 euros pour 1 000 litres", estime Marie-Claude Morice. L’agricultrice se refuse à réclamer des aides européennes plus conséquentes. Elle souhaite avant tout "un prix plus juste, lié à notre travail. Ce n’est pas normal d’avoir des aides pour rémunérer notre travail, souligne-t-elle. Car oui, la PAC, c’est une partie de notre rémunération."
"L’Union européenne est un garde-fou"
Au cœur d’un local associatif aux murs rose et aux étagères chargées, entouré de cartes des rivières bretonnes, Brieuc Le Roch, 27 ans, reprend ses dossiers en cours. L’agenda, comme le bureau de ce jeune juriste en guerre contre la pollution de l’eau, commence à manquer de place. Ce Breton à la barbe fine et aux cheveux bouclés, chargé des recours en justice de l’association Eau et rivières de Bretagne, à Brest (Finistère), doit terminer au plus vite deux conclusions de parties civiles. L’une porte sur la pollution d’une rivière au lisier, imputée à une installation agricole. L’autre, sur la création d’un plan d’eau illégal, elle aussi imputée à une exploitation.
Des affaires de dégradation de l’environnement toujours locales, mais parfois portées à un niveau juridique supérieur, celui de l'Europe. Dans la bibliothèque qui longe le bureau de Brieuc Le Roch, une étagère regroupe les plaintes "National et Europe". C'est l'une des batailles menées depuis plusieurs décennies par l’association : quand la France fait défaut pour le respect de l’environnement, Eau & rivières de Bretagne fait appel à l'UE, pour enfin "faire bouger les lignes".
En ce jeudi après-midi de début mai, Brieuc Le Roch a bon espoir que les autorités européennes constatent un nouveau manquement de la France. Le 18 octobre, le juriste a adressé une plainte à la direction générale de l’environnement de la Commission européenne. Eau et rivières de Bretagne estime que la directive 2011/92/UE, qui permet d’évaluer l’impact environnemental d’un projet comme une nouvelle installation agricole, "n’est pas bien appliquée en France". Selon l’association, plusieurs installations d’élevages ont été, "à tort", "exonérées de la procédure d’évaluation environnementale".
Depuis début 2017 en Bretagne, "83 % des projets d’élevages susceptibles d’augmenter la pression sur les milieux n’ont pas fait l’objet d’une étude d’impact", alerte la plainte. Avec l’intervention de la justice européenne, Brieuc Le Roch espère "que l’ensemble des installations industrielles et agricoles en Bretagne seront soumises à des évaluations environnementales."
Dans tous nos contentieux, je me base sur la réglementation européenne. Le droit de l'environnement, ce sont les directives européennes. La fin du droit européen sonne la fin du droit de l'environnement.
Le juriste a bien conscience que le chemin de ce contentieux s’annonce très long. Mais il reste optimiste, compte tenu du fait que d'anciennes plaintes européennes de l'association ont pu aboutir. En 1992, Brieuc Le Roch à peine né, l’association adressait déjà une lettre à la Commission. Celle-ci accusait la France de non-respect de la directive européenne du 16 juin 1975, portant sur la qualité des eaux superficielles pour la production d’eau potable. Grâce à ce texte, toute eau destinée à la consommation humaine ne doit pas contenir plus de 50 mg de nitrates par litre. "Or, depuis le début des années 1980, la pollution aux nitrates des eaux gagnait du terrain dans la région", se remémore Gilles Huet, alors délégué général d’Eau et rivières de Bretagne. "Nous avons alors alerté les pouvoirs publics au niveau local, relate le jeune retraité. Comme il n’y avait pas de réaction à la hauteur, nous avons décidé de voir comment l’Europe pouvait réagir."
Dans leur lettre, Gilles Huet et ses collègues listent plusieurs cours d’eaux bretons où le taux de nitrates, liés aux activités agricoles, dépasse allègrement la limite fixée par l’Europe. Certains affichent même un taux de 120 mg de nitrates par litre.
Dès l’année suivante, la Commission européenne notifie la France d’une première mise en demeure et la somme de respecter cette directive. Un premier programme d’action contre la pollution des eaux par les nitrates voit le jour en 1998. Mais la Cour européenne de justice, saisie par la Commission après la plainte d’Eau et rivières, estime l’effort encore insuffisant.
Le 8 mars 2001, la France est condamnée par l’Europe pour non-respect de ce texte de 1975. "Neuf ans après notre plainte... L'Europe a quand même une mécanique extrêmement lourde et lente, souffle Gilles Huet. Mais face à l'inertie des autorités nationales, c'était le plus grand soutien que l'on pouvait avoir. C'était lent, mais efficace." Dans la lignée de cette condamnation, un deuxième, puis un troisième programme d’action émergent, accompagnés d’un "plan d’action pour un développement pérenne de l’agriculture et de l’agro-alimentaire, et pour la reconquête de la qualité de l’eau en Bretagne". La concentration de nitrates dans l’eau bretonne recule. Elle est aujourd’hui d’environ 33 mg/l, contre 50 mg/l au tournant des années 2000, selon l’Observatoire de l’environnement en Bretagne.
Porter plainte au niveau européen, c’est plus efficace. Cette procédure devant la Commission européenne est une forme de lobbying. Elle peut forcer l’administration française à agir.
Eau et rivières a réitéré cette stratégie d’alerte auprès de Bruxelles en 2003. L'association porte alors plainte contre la France pour non-respect de la directive du 12 décembre 1991, qui vise à protéger les eaux contre la pollution par des nitrates issus de l'agriculture. Par deux fois, en juin 2013 puis en septembre 2014, Paris est condamné pour des manquements à cette directive. Bruxelles, alertée par Eau et rivières de Bretagne et d'autres plaignants, force encore la France à revoir sa copie. "L'Union européenne est un garde-fou, estime, convaincu, Brieuc Le Roch. Les textes européens sont dans le paysage. Et pour nous, c'est une force."
"Plus de trois ans pour obtenir un financement, c'est trop"
La carrure imposante, Pierre Méhaignerie pose un regard fier sur la large passerelle s'élançant à sept mètres au-dessus des rails, et reliant le Nord et le centre de sa ville, Vitré (Ille-et-Vilaine), à ses quartiers sud. Le maire UDI, figure historique de la ville du haut de ses 80 ans, alpague un couple s'apprêtant à empreinter l'impressionnante construction en métal et bois, financée en partie par l'Union européenne, pour leur demander leur avis. "Aujourd'hui, notre véhicule ne sort plus du garage pour aller dans le centre !", s'amusent Yvon et Isabelle Hautbois, qui résident au sud de la gare. Avant, la traversée à pied se faisait, non sans danger, par la route et un passage souterrain. L'édile se voit conforté dans ses convictions : la passerelle, et l'ensemble des structures qui l'entourent, "ont changé le cœur de ville".
Car le 25 août 2016, Pierre Méhaignerie n'a pas inauguré ici qu'un simple passage dominant les voies ferrées. L'un des cinq pôles d'échanges multimodaux (PEM) bretons que l'Europe a partiellement financés, dans la foulée de la ligne à grande vitesse (LGV), a été lancé. Sur les 21,7 millions d'euros dépensés pour l'ensemble du projet, l'UE, via le Fonds européen de développement économique et régional (Feder), s'est engagée à verser pas moins d'un million d'euros aux structures vitréennes.
Dans cette ville de quelque 18 000 habitants aux traits médiévaux, le PEM a pris la forme de cette vaste passerelle blanche, d'un parking aux toits végétalisés de plus de six cents places, gratuit les premières 24 heures, et d'une voirie améliorée autour de la gare. De quoi faciliter l'accès piéton aux quartiers nord et sud de la ville, notamment pour les "4 000 scolaires qui devaient passer par la route, potentiellement dangereuse", défend Pierre Méhaignerie. L'objectif est aussi de "faciliter les mobilités domicile-travail" des Vitréens avec le parking gratuit, ainsi que "l'accès à l'emploi et les mobilités pour celles et ceux travaillant à Laval, à Rennes ou à Paris".
Le parking fait le lien avec la gare. Les gens se sont habitués à l'utiliser et à prendre le train. Cela augmente aussi la possibilité de chercher des emplois ailleurs.
Avancé sur la passerelle, l'édile pointe du doigt un bâtiment moderne de 3 000 m2 aux murs en bois, longeant les cinq voies des trains. "Ici, vous avez déjà deux cents nouveaux emplois" d'entreprises de service, avance Pierre Méhaignerie. Avec la LGV et le PEM, le maire a aussi souhaité "ramener de l'activité économique en cœur de ville". Quatre-vingt-dix appartements émergent actuellement des terrains situés derrière le bâtiment tertiaire. Ils accueilleront leurs résidents dès septembre.
Tout cela, grâce à l'Europe ? "J'aurais aimé avoir un peu plus de l’UE. Et ce financement européen, nous l'attendons toujours, s'indigne celui qui fut ministre de la Justice sous François Mitterrand. Nous avons obtenu l'accord pour ce financement en juillet 2015. Nous devions l'avoir en début d'année et nous n'avons toujours rien. Plus de trois ans pour obtenir un financement, c'est trop." En cause, un contrôle complémentaire de la direction régionale des finances publiques (DRFIP) sur les pièces présentées par Vitré pour défendre sa demande.
Je suis très européen. Mais cette image bureaucratique n'aide pas l'Europe. C'est lent et complexe.
À la direction des finances de la mairie, le constat est tout aussi amer. "Pour obtenir ce financement, nous avons dû envoyer à la région l’ensemble des pièces ayant un lien avec le pôle d'échange multimodal", développe-t-on. Tout document lié aux appels d'offres, entre autres, a été transmis. Sans compter les "milliers de factures" produites avec la concrétisation du projet. "Cela va d'une facture pour une plantation à l'extérieur à une autre pour la pose d'un panneau ou d'une porte", détaille le service des finances de Vitré. Les contrôles sont également nombreux, notamment sur toute communication portant sur le PEM. "Dans chaque communication, nous devons évoquer la participation de l'Europe. Des instructeurs sont venus visiter le parking et nous ont demandé où était la plaque mentionnant la subvention européenne", soupire-t-on à la mairie.
À l'issue de cet ultime contrôle des finances publiques, le versement du Feder devrait enfin arriver sur les comptes de Vitré. Il pourrait être versé dès cet été, ou plus tard. La mairie n'en sait rien. Département, région, Etat : "Nous avons reçu toutes les autres subventions, précise son service des finances. La dernière qu'on attend, c'est celle de l'Europe."
Texte et photos : Valentine Pasquesoone