GRAND FORMAT. Le mystère insondable de "La Minerve", sous-marin disparu il y a un demi-siècle au large de Toulon
Jeudi 2 février 1968, à Toulon. Les opérations de sauvetage du sous-marin La Minerve sont suspendues. Cinq jours après la disparition du submersible, l’espoir de retrouver des survivants s'est évanoui. "Dès le début de l’opération de sauvetage, on n’y croyait pas trop de toute façon", se rappelle Georges Kévorkian. A l'époque, ce jeune ingénieur de la Direction des constructions navales avait été chargé de mener les secours à partir du lundi 29 janvier, deux jours après la dernière communication enregistrée avec le sous-marin.
Plus d'un demi-siècle après, lundi 22 juillet 2019, le sous-marin a été retrouvé. Les recherches de son épave avait repris jeudi 4 juillet au large de Toulon par plus de 2 000 mètres de fond, avec des moyens technologiques de pointe. Un drone sous-marin de recherche de l'Ifremer, capable de couvrir 10 km2 par jour sur une zone de recherches qui en compte plusieurs centaines, avait été mis à l'eau, en lien avec un navire océanographique de surface, qui analysait les données remontées chaque soir.
Cette découverte percera-t-elle le mystère qui entoure le drame ? Comment le sous-marin a-t-il coulé ? Avarie ? Erreurs humaines ? Problèmes techniques ? Une conjonction des trois ?. L'armée, qui n'a jamais levé les zones d'ombre qui l'entourent, va pouvoir donner des réponses à des familles qui commençaient à désespérer.
A 7h55, "La Minerve" plonge dans le silence
En ce début d’année 1968, les eaux de la Méditerranée sont agitées. Le mistral souffle à 100 km/h. C’est dans ces conditions que La Minerve s’apprête à effectuer un exercice avec un avion. "Le premier qui voit l’autre a gagné", éclaire Georges Kévorkian. Le sous-marin plonge alors que le Bréguet Atlantic, qui a décollé quelques minutes plus tôt de la base aéronavale de Nîmes-Garons, arrive sur zone à 7h15. Un premier contact entre les deux appareils est pris quatre minutes plus tard. Mais les conditions climatiques rendent les communications difficiles. A 7h45, l’avion annonce qu’il renonce à sa dernière vérification radar, raconte Libération. Dix minutes plus tard, réponse de La Minerve par la voix du second maître Nicolas Migliaccio, en charge des liaisons radio :
Je comprends que vous annuliez cette vérification. M'avez-vous entendu ?
Ce sera le dernier signe de vie du sous-marin.
La suite ? Mystère. A terre et dans l’avion, en raison de la météo, on ne s’inquiète pas vraiment de ce silence. La Minerve doit rentrer au port au plus tard dimanche 28 janvier, à 1 heure du matin. A l’heure fatidique, toujours rien. Georges Kévorkian raconte la scène dans son livre, Accidents de sous-marins français 1945-1983 (éd. Marines) : "Chef, j’ai vu des matafs [matelots] ce matin... qui m’ont dit que La Minerve était perdue : elle n’est pas retournée à la base comme prévu", rapporte un ouvrier.
Les recherches sont officiellement lancées à 2h15. Soit 18 heures et 25 minutes après la dernière communication du sous-marin. La Minerve dispose d'une centaine d'heures d'oxygène, le temps presse. Le matériel à l’époque ne permet pas de sonder les fonds marins très profondément. Or, au large de Toulon, ils peuvent atteindre 2 000 m. C’est justement dans ce secteur, au sud du cap Sicié, que La Minerve menait son exercice. Malgré la vingtaine de bateaux venus aider pour les recherches, des hélicoptères, des avions et même la soucoupe plongeante du commandant Cousteau, le submersible reste introuvable.
'La Minerve' a probablement coulé par 1 000 m de profondeur. La seule trace visible du naufrage fut une tache d'huile en surface.
Présent sur le porte-avions Clémenceau mobilisé pour les recherches, Joël Lannuzel, 30 ans au moment du drame, raconte avoir "fait des tours et des tours en Méditerranée". "On n’a jamais entendu parler d’une seule tache d’huile", soutient-il. Second maître radio sur La Minerve de mars 1962 à octobre 1965, il connaissaît le bâtiment "comme sa poche". Pour lui, seul un "abordage avec un autre navire" a pu couler La Minerve. Une hypothèse parmi d’autres.
Une vérité qui n'émerge jamais
Comment ce monstre de 800 tonnes a-t-il pu disparaître sans laisser la moindre trace ? Le flou demeure un demi-siècle plus tard. "Pendant huit, dix jours, on a dit tout et n’importe quoi, se rappelle Thérèse Scheirmann-Descamps, veuve du second maître Jules Descamps. On m’avait même demandé de ne pas lire les journaux." On peut y voir fleurir des théories farfelues comme un coup de force russe. D’autres sont plus plausibles.
La plus répandue ? Un problème de "schnorchel". Il s'agit en fait de deux tubes, l'un alimente en air le sous-marin, l’autre permet de rejeter les gaz d’échappement. Quand le bâtiment est en immersion périscopique, c'est-à-dire à quelques mètres de la surface, ces tuyaux sortent et de l’eau peut y rentrer. En temps normal, un clapet se referme pour empêcher l’inondation. Ce 27 janvier 1968, un incident a pu empêcher ce clapet de bien fonctionner, La Minerve s’est alors remplie et a coulé irrémédiablement.
Ce sous-marin de type Daphné pouvait plonger jusqu’à 525 m. Au-delà, la coque ne peut résister à la pression. En coulant dans cette zone au large de Toulon, La Minerve est descendu bien plus bas et a dû imploser. Dans son livre, Georges Kévorkian fait état d’un "signal susceptible de résulter de l’écrasement brutal vers 700 m de profondeur d'un 'récipient' contenant environ 600 m3 d’air à la pression atmosphérique". Une description qui pourrait correspondre au sous-marin disparu. Ce signal a été enregistré par différentes stations sismologiques "à 7 heures 59 minutes et 23 secondes, à quelques secondes près". Soit quatre minutes après la dernière communication de La Minerve.
Cette théorie du schnorchel est toutefois repoussée par l’écrivain puisque "quelques minutes avant sa disparition, il n’est pas avéré que le sous-marin naviguait au schnorchel". La thèse de l’abordage, défendue par Joël Lannuzel, a également été envisagée. Le secteur était largement emprunté par des bateaux commerciaux. Mais là encore, ce n’est resté qu’une possibilité parmi d’autres.
<span>On a pensé bien sûr à une collision. Mais contre quoi ? A-t-on retrouvé un bateau ou un quelconque objet ?</span>
Reste l’erreur humaine, que tout le monde réfute. Les regards se sont tournés vers le commandant André Fauve. Aurait-il pu engager une manœuvre trop périlleuse, comme le sous-entend Georges Kévorkian ? L’amiral Thierry d’Arbonneau, jeune officier au moment de l’accident, a été un des élèves du capitaine Fauve. Sa description d'un homme "hyper-compétent" rend peu probable cette hypothèse. "C’était notre officier de manœuvre, il nous apprenait à naviguer. Il avait une aura évidente, il était jeune, calme, pondéré", explique l'amiral. Pourtant, malgré un capitaine "respecté et reconnu", un équipage entraîné et un bâtiment en bon état, La Minerve n'est jamais remontée.
L’impossible deuil des familles
En coulant au large de Toulon, La Minerve a laissé derrière elle 52 familles endeuillées, 28 orphelins et 17 veuves. Martine Coustal est l’une d’elles. Elle avait 18 ans à l’époque et devait se marier avec Marcel Coustal, électromécanicien embarqué à bord, quelques jours après le retour du sous-marin. Cinquante ans après, cette femme à l’accent chantant du sud de la France n'a rien oublié. "On y pense toujours, souffle-t-elle, mais le plus émouvant, c’est d’être sur les lieux de la commémoration."
Le 28 janvier 1968, lorsqu’elle reçoit la visite de son beau-père, elle pense aborder une nouvelle fois son prochain mariage. Elle est loin d'imaginer le pire. Elle comprend ce jour-là que son mari ne reviendra jamais. Le bébé qu'elle attend sera orphelin. Le garçon naîtra deux mois plus tard et s'appellera Marcel. En hommage. Elle se mariera à titre posthume le 10 juillet 1968 et obtiendra le droit de porter le nom de Coustal. "Le mariage a été très, très difficile", reconnaît-elle. Mais malgré la perte et la douleur, Martine n’a jamais été revancharde.
<span>Il avait choisi cette vie, je suis pour qu’on les laisse tranquille. Rien ne nous les ramènera. Il faut avancer.</span>
Thérèse Scheirmann-Descamps, la veuve du second maître Jules Descamps, elle, ne veut pas s'infliger de nouvelles souffrances non plus. Mais, elle espère des réponses. "Cela fait cinquante ans qu’on en attend", lance-t-elle. Agée de 25 ans au moment du drame, elle aussi se souvient : "Le 28 janvier 1968, je préparais un gâteau pour mon mari dont c’était l’anniversaire. A 10 heures, j’ai entendu les sirènes. A midi, on m’a dit qu’il aurait du retard... J’ai tout de suite compris qu’il ne rentrerait jamais." Les jours qui suivent sont terribles. "Je calculais le nombre d’heures pendant lesquelles il pouvait vivre, tout en m’occupant de mes enfants", glisse-t-elle. Elle ne peut aussi s’empêcher d’imaginer la souffrance des derniers moments vécus à bord par son mari et ses compagnons.
Pour Thérèse, comme pour Martine, la vie reprend le dessus. Parfois de façon brutale. Leurs enfants grandissent sans leurs pères. L'absence est un poids lourd à porter. "Il y a eu de grandes souffrances, ma fille, qui allait avoir 3 ans au moment de la disparition de son papa, a eu du mal à se construire. Mon fils également a eu de gros problèmes. Il n’y avait pas d’accompagnement psychologique à l’époque", témoigne Thèrèse Scheirmann-Descamps. Pour les deux femmes, hors de question de rater les commémorations du 50e anniversaire, bien que ce soit "très douloureux".
Jean-Paul Krintz, lui, manquera à l'appel à Toulon. Cet ancien responsable auxiliaire à bord de La Minerve est décédé il y a quelques mois. Il aurait dû être à bord du submersible ce 27 janvier 1968. Mais, jeune marié et en fin de contrat, il avait été exempté d’exercice. Rongé par la culpabilité, "il a toujours eu du mal à oublier tout ça", avoue Patrick Meulet, le président de la section "rubis" de l’Association générale de l’amicale des sous-mariniers (AGASM). En 2010, l’ancien sous-marinier disait son mal-être dans La Dépêche du Midi :
Pendant quarante ans, je suis resté fermé. Je ne me sentais pas à ma place.
Peut-être pensait-il qu’il devait être avec eux, au fond de la Méditerranée, avec ses compagnons. Cet endroit qui n’a jamais été réellement identifié et qui travaille tant les familles. "Quand on perd quelqu’un, on a envie de savoir où il repose", insiste Thérèse Scheirmann-Descamps.
La "Grande Muette" se tait
Cinquante ans plus tard, avec l’amélioration des techniques, de nouvelles recherches auraient pu être menées, mais rien n’a jamais été entrepris. "On aurait pu les relancer, s’insurge Patrick Meulet. Dire qu’on ne peut pas le retrouver, c’est choquant, d’autant qu’on connaît le secteur où il est censé être." Le président de l’AGASM est entré dans la marine un an, jour pour jour, après le drame de La Minerve et accompagne le désir de vérité des familles. Comment ? Pourquoi ? Où ? Voilà les questions qui résonnent dans les têtes. "Pourquoi un tel mutisme ?" s’interroge Thérèse Scheirmann-Descamps. Des choses seraient-elles cachées ? "Comment voulez-vous expliquer un accident alors que l'on n'a jamais rien retrouvé ?" se défendait le Service d'informations et de relations publiques des armées en 2000.
<span>Les autorités ne pouvaient décemment pas répéter éternellement 'nous ne savons rien'. A quoi cela aurait-il servi ? Mais elles n'ont pas cherché à cacher quoi que ce soit.</span>
Dix-huit ans plus tard, le discours n'a pas changé. Le capitaine Bertrand Dumoulin, porte-parole de la Marine nationale, confirme que "les causes de l'accident n'ont jamais pu être élucidées".
"L'Eurydice a bien été retrouvé alors qu’on est descendu à 1 000 m", conteste Patrick Meulet. Il sait de quoi il parle. Patrick Meulet était à bord du submersible, un autre sous-marin de type Daphné, trois mois avant son naufrage, le 4 mars 1970. Avant de couler en Méditerranée, l'Eurydice avait d'ailleurs servi pour l'hommage national rendu à l'équipage de La Minerve par le général De Gaulle, le 8 février 1968.
En embarquant à bord pour une plongée, malgré sa taille – 1m96 – et son embonpoint, le président de la République avait salué ces "volontaires qui avaient d'avance accepté le sacrifice et qui avaient fait un pacte avec le danger". "Le général aimait la force du symbole, rappelle l'amiral Thierry d'Arbonneau. Il voulait prouver que la nation était unie dans ce drame et montrer la confiance qu'il avait dans les sous-marins et leurs équipages." Ce "pacte avec le danger", rappelé par De Gaulle, est l'une des raisons pour lesquelles aucune action en justice n'a été menée par les familles : "Jamais de la vie, nous n'aurions fait ça ! coupe Thérèse Scheirmann-Descamps. Par respect pour la fonction et l'engagement des sous-mariniers."
L'Eurydice et La Minerve, deux "Daphné", faisaient le prestige de la marine française – et il y aurait pu avoir un troisième drame mais le Flore a évité le naufrage le 19 février 1971 (le schnorchel avait été clairement mis en cause et des améliorations avaient été faites dans la foulée pour éviter de nouveaux accidents). Entre 1965 et 1975, une dizaine de submersibles de type Daphné ont été vendus à l’Afrique du Sud, au Pakistan ou encore à l’Espagne. Les intérêts économiques ont-il dicté le silence de l’armée ? "Clairement, non ! répond Bertrand Dumoulin. Si la cause de l'accident était connue, il eut été absurde de ne pas la communiquer à nos partenaires étrangers."
"J’en veux à l’état-major. Ils ont pu cacher quelque chose, on ne sait pas pourquoi", n'en démord pas Patrick Meulet. Lui, comme les familles des disparus, s’accrochent à ce cinquantenaire du drame. Après cette date, le secret défense qui entoure La Minerve devrait être levé. Thérèse Scheirmann-Descamps attend cela impatiemment.
<span>Vingt ans après le drame, on nous a dit d’attendre. A trente et quarante ans aussi. Il y a des limites, ça commence à bien faire.</span>
Elle espère. Pour elle. Pour ses enfants. Sans trop y croire. Patrick Meulet, non plus, n’est pas convaincu que toute la lumière sera faite sur le drame. Car l’armée pourrait très bien taire d'éventuelles réponses. Et justifier une fois de plus son surnom de "Grande Muette". Patrick Meulet soupire : "On espère qu’au bout de cinquante ans, on va réussir à la faire parler."
Récit : Benoît Jourdain