Affaire de la liste du festival d'Angoulême : le monde de la BD est-il une bulle sexiste ?
La dernière "bourde" du festival d'Angoulême, qui n'avait sélectionné que des hommes pour son Grand prix, illustre pour beaucoup le sexisme qui règne encore dans le milieu de la bande dessinée.
Un pas en avant, deux pas en arrière. Face aux accusations de sexisme, la direction du festival d'Angoulême a annoncé, jeudi 7 janvier, qu'elle modifiait une nouvelle fois les conditions d'attribution du Grand prix du festival, qui récompense l'intégralité de la carrière d'un auteur de bande dessinée. Après une liste intégralement masculine, puis l'ajout envisagé de quelques noms féminins, voilà qu'il n'y aura plus de liste du tout. Le jury votera librement pour l'auteur ou l'auteure qui aura, selon lui, le plus mérité le prix.
Cette décision intervient au lendemain des retraits qui se sont enchaînés les 5 et 6 janvier. Riad Sattouf avait entraîné, dans son sillage, sept autres auteurs, refusant d'être en lice pour un prix ne mettant en concurrence que des hommes. Elle fait également écho au combat mené par le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, créé en 2015, qui s'emploie à dénoncer les différences de traitement entre hommes et femmes dans le milieu du 9e art.
Le sexisme dans la BD, un "non-événement" ?
Le monde de la BD serait-il sexiste ? C'est un faux procès, pour le délégué général du festival, Franck Bondoux, cité par Télérama. Pour lui, l'absence de femmes dans la sélection ne serait que la conséquence logique d'une absence, regrettable, de femmes dans le milieu. Le dernier rapport de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD), qui dresse un portrait annuel du marché, explique qu'elles représentent aujourd'hui à peine plus de 12% des professionnels. "Historiquement, il y a plus d'hommes auteurs que de femmes auteures, appuie Frédéric Bosser, directeur de la publication de dBD mag, une revue spécialisée. Malheureusement, la société est faite comme ça, mais il n'y a pas de sexisme à proprement parler."
Pour lui, cette levée de boucliers n'est rien de plus qu'un "non-événement". Il est vrai que cette faible représentation des femmes n'est pas spécifique au monde de la BD. Comme l'explique Marie Donzel, auteur du blog Ladies & Gentlemen, la littérature souffre d'un mal similaire. Au lendemain de l'admission de Virginie Despentes au sein du jury Goncourt, elle rappelle que le prix du même nom n'a été attribué qu'à 11 femmes. Alors qu'il a 100 ans d'existence. Et la politique aussi, où la parité commence seulement à modifier le phénomène.
La BD pour filles... et le reste
"La parité pour la parité est un leurre, affirme Damien Perez, le rédacteur en chef de Groom, le nouveau magazine de Dupuis. C'est une forme de discrimination positive qui ne mène à rien." "S'il y a des filles chez Groom, ce n'est pas parce qu'elles sont des filles, c'est parce qu'elles ont un dessin à tomber par terre, une vision du monde qui nous intéresse", poursuit-il. Et de citer Chloé Cruchaudet, Marie Avril, Isa... Des femmes, il y en a, donc, et même beaucoup plus qu'avant. "Evidemment", sourit Damien Perez, pour qui "la liste initiale d'Angoulême était anormale".
Nathalie Van Campenhoudt, éditrice aux éditions du Lombard, a travaillé sur des albums traitant de féminisme et de harcèlement de rue. Elle se félicite d'un "lectorat féminin de plus en plus important", qui a beaucoup joué sur la progression du nombre de femmes parmi les auteurs. Avec certains effets pervers. "Il y a des femmes qui font de la bande dessinée, mais quand on parle des auteures, on dit qu'elles font de la bande dessinée féminine, qu'elles abordent forcément des sujets bateaux, déplore Marie Moinard, scénariste. On a confiné les femmes dans ce genre-là, la BD 'girly'". Mirion Malle, blogueuse et illustratrice "didactique", qui s'intéresse notamment aux questions de genre et de sexisme, confirme : "Une femme pourra faire n'importe quel type de BD, elle sera souvent classée dans le rayon 'BD pour filles'. Par contre, un auteur fera automatiquement de la BD pour tout le monde."
Davantage de femmes, mais pas davantage d'égalité
Mathilde Domecq, auteure de plusieurs séries d'albums chez Glénat, se souvient d'un festival où elle était invitée sur un stand qui n'accueillait que des femmes. "C'est l'équivalent de faire un stand d'auteurs gros ou noirs, ça n'a aucun sens", affirme Mathilde Domecq, qui fait partie des 200 signataires de la charte des créatrices de bande dessinée contre le sexisme. "C'est toujours assez pernicieux, et ça passe assez inaperçu... surtout quand on n'est pas une femme, sourit-elle. On nous considère à travers notre genre avant de nous considérer à travers notre métier."
Quand on les considère... "C'est difficile, il y a des éditeurs qui, avec les auteures, ont tendance à vouloir jouer le père ou l'amant. Il y a toujours un rapport hommes-femmes, ce n'est jamais une relation de professionnel à professionnel", affirme Mathilde Domecq. Une inégalité qu'elle dit retrouver au niveau financier. L'auteure explique ainsi avoir signé pour un album pour une rémunération deux fois moins élevée que des confrères masculins aux parcours comparables. "J'ai demandé à l'éditeur quelle en était la raison, il était incapable de me répondre. Je me disais qu'il n'y avait pas d'autre raison que mon genre pour expliquer ce qui m'arrive." Mais là aussi, ce n'est pas propre à la BD. Alors, circulez, y a rien à voir ? Pas d'après Etienne Davodeau, l'un des auteurs phares de la BD française, pour qui l'erreur du festival "contribue à alimenter l'un des pires de ces clichés : celui qui voudrait que la bande dessinée soit, par essence, un art non féminin".
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.