Peut-on (encore) rire de tout ? On a posé la question à Bigard, Roumanoff, Belattar et d'autres...
On peut rire de tout mais pas avec n'importe qui." Trente ans après la mort de Pierre Desproges, cette célèbre citation de l'humoriste résonne plus que jamais comme un poncif, tant elle est invoquée à chaque polémique liée à une blague ou sketch jugé de mauvais goût. En 2018, après les attentats terroristes de Charlie Hebdo, du 13-Novembre, l'émergence des mouvements #BalanceTonPorc et #MeToo, définir "rire de tout" et surtout avec "qui" reste sujet d'interprétations, de crispations et de polémiques, souvent amplifiées par les réseaux sociaux. Dans ce contexte tendu, les humoristes sont en première ligne. Leur travail est scruté, analysé, critiqué... Se sentent-ils moins libres qu'avant ? Pratiquent-ils l'autocensure ou, au contraire, misent-ils encore plus sur la provocation ? Des questions sur des blagues qu'ils prennent très au sérieux.
"Impossible de faire rire sans choquer"
Quand on arrive chez Jean-Marie Bigard, la porte est déjà ouverte. En tee-shirt noir et baskets, il fait la bise d’emblée et tutoie l’air de rien. De sa voix rocailleuse si reconnaissable, il invite à entrer dans sa salle à manger. Des jouets sont éparpillés sur le parquet, des photos A4 de lui en compagnie de célébrités collées sur les murs blancs. "Je fais du vin maintenant, lance-t-il en montrant des caisses de rouge par terre, estampillées The Big Cuvée. Tu veux prendre une photo ? Elles seront bientôt en vente." Il tient la bouteille avec un doigt dans le culot et prend la pose : "Tu vois, ça s'appelle la méthode champenoise. Un doigt dans le cul", se marre-t-il.
Qui veut mettre un doigt dans le cul de ma bouteille ? pic.twitter.com/75F2iYa52X
— Jean-Marie Bigard (@JM_Bigard) 10 janvier 2018
Assis derrière une longue table en verre, l'humoriste aux trente années de carrière vocifère comme s'il était sur scène. "Comme le disent Benoît Delépine et Gustave Kervern, 'on ne peut rire que de tout', c’est la réponse universelle ! crie-t-il, en tapant du poing sur la table. Il n’y a pas un truc dont on ne peut pas rire. Sinon, on est foutus. S’il existait une restriction, ça serait la première chose dont on rirait ! Le rire, c'est la liberté tout azimut." L'humoriste prend ensuite l'exemple d'une chaise en bois, devenue, dans un monde imaginaire, l'ultime tabou : "Si la chaise en bois dérange, le premier truc à faire est d'entrer sur scène en disant : 'Chez moi, j'ai huit chaises en bois !' clame-t-il. Le rire, c'est le fait que tu choques quelqu’un, la salle tout entière."
C’est impossible de faire rire sans choquer, en respectant les lois.
Depuis son célèbre sketch sur Le Lâcher de salopes, en 2004, dans lequel il compare l'homme à un chasseur et la femme à du gibier, Jean-Marie Bigard file l'adage du "choquer pour faire rire" dans le registre "bites, poils, couilles". Ses sketchs rencontrent un succès inégalable. En 2004, il remplit le Stade de France et affiche complet la même année dans 19 zéniths parisiens. Il vend huit millions de DVD et inonde Paris d'affiches de son slip-kangourou pour la sortie de son best-of Bigard remet le paquet.
Si certains continuent de s'offusquer de son célèbre sketch, il hausse les épaules : "A 95%, les femmes ne se sentent pas visées, elles comprennent et voient le fond des choses. Pour la petite minorité qui s'offusquent, elles sont vraiment loin du plat pour saucer, comme dirait ma grand-mère. Je n’en tiens pas compte." Et qu'importe l'émergence des mouvements #MeToo ou #BalanceTonPorc pour dénoncer les violences sexuelles envers les femmes, il assume totalement ce sketch : "Je montre la pitoyabilité du chasseur quand on remplace le gibier par le beau sexe. Ce sketch est contre les hommes et dénonce leur bestialité."
Assis face à lui, ses deux auteurs – ses "p'tits loups" comme il les appelle – acquiescent. "Lorsqu'on écrit, notre liberté est totale, on ne peut pas se donner des interdits, sinon ce n'est pas possible", détaille Fabien Delettres, ancien auteur de Cyril Hanouna. La seule fois où le trentenaire a dû mettre le holà avec l'humoriste, c'était à propos d'une blague sur le jihad. "Elle était très drôle, mais c'était juste après le 13-Novembre. Ce n'était pas le bon moment, on ne voulait pas donner le bâton pour se faire battre."
Ce n'est pas une question de se donner des limites, mais d’en rechercher. C’est comme le chercheur d’or, il cherche des pépites et quand il en trouve une, il est content et la conserve précieusement.
Le Troyen regrette d'ailleurs ce temps "où personne n’aurait rien dit" et notre époque "où tout le monde dit quelque chose". Jérôme Barou, l'un de ses auteurs, poursuit : "Il y avait peut-être autant de mécontents avant. La seule différence, c'est que les gens disaient 'j'aime pas, ils sont nuls', mais ça restait à la maison. Là, tu prends ton téléphone et tu le dis sur les réseaux sociaux de façon anonyme et c'est partagé des milliers de fois."
Pour Jean-Marie Bigard, l'éviction de l'animateur Tex de France 2 en décembre est un exemple de cet emballement. "Une toute petite minorité va se plaindre, ça va remonter à une personne qui va dire 'ah oui, je suis choquée' et une décision va être prise. Mais où sont les gens là dedans ? C'est une toute petite partie qui décide pour les autres." Pour le moment, l'humoriste est loin de tout ça. Il prépare un deuxième spectacle best-of et a demandé à son public de choisir les sketchs. Le Lâcher de salopes arrive loin en tête. "Ce qui plaît, selon moi, c'est ma liberté. Les gens se disent 'lui, il ne va pas se gêner', 'il va dire ce que l’autre ne dit pas'. Je vais rassurer les gens sur l'idée que l’on est encore libres."
"Elle a bon dos la liberté d'expression"
Islamiste", "Dieudonné de Macron", "faux clown et vrai danger"... Depuis quelques mois, lorsque le nom de Yassine Belattar est cité, c'est davantage pour ses polémiques que pour ses vannes. Le 25 mars, Valeurs actuelles le surnommait le "Dieudonné du président" en réponse à sa nomination au Conseil national des villes par Emmanuel Macron. Dix jours plus tôt, dans une tribune publiée dans Marianne, Céline Pina, ancienne du Printemps républicain, affirmait que le trentenaire était proche des Frères musulmans. Trois mois plus tôt, le même magazine le qualifiait déjà de "faux clown".
A première vue, on pourrait penser que l'humoriste de 35 ans l'a bien cherché, à force de s'emparer de sujets brûlants dans ses spectacles – le rapport des hommes à la religion, les attentats, la laïcité, etc. – et de se montrer volontairement proche de personnalités politiques – François Hollande ou Ségolène Royal, qu'il a soutenus durant leur campagne. Yassine Belattar provoque de la confusion, de la méfiance. Mais il assume.
Rencontré en janvier, au théâtre de Dix heures dans le quartier de Pigalle à Paris, il soupirait déjà à l'évocation des critiques et préférait revenir à ce qui l'importe : écrire, "dire des choses, interroger" par le rire. La silhouette ronde, les yeux noisette, le nâtif de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines) aborde dans son dernier spectacle, Ingérable, tout ce qui crispe la France en 2018 : les jihadistes, les musulmans, les banlieues, les attentats, être Charlie ou ne pas l'être, être français...
Sur scène, il provoque : il affirme ne "pas être Charlie" ou que "les Kouachi ne sont pas terroristes"... avant d'enchaîner après un silence volontairement gênant, "ce sont des assassins, pas des terroristes. Carlos était terroriste. Il y a un budget, un truc. (...) Eux, ils ont attaqué le 10 de la rue, ils sont arrivés au 12, pas du tout terroristes !" Il s'attaque aussi à l'expression "musulman modéré". "Quel concept de merde ! C'est un mec qui fait pas cinq prières par jour, mais deux et demi ? C'est un mec qui mange pas de porc, mais du sanglier ?"
Evidemment, aborder de tels sujets nécessite "une confiance en soi, une légitimité, suppose-t-il, la voix posée. Le fait que je sois musulman m’autorise peut-être à être plus précis, aller plus loin dans mes blagues concernant les musulmans, tout comme le fait que je vienne de banlieue pour parler de ce sujet." Contrairement à ses prédécesseurs Smaïn et Jamel Debbouze, l'animateur des "30 Glorieuses" sur Radio Nova aspire à changer de registre. Pour lui, l'archétype du stand-upper noir ou arabe qui "raconte son enfance et fait l’accent de son père" est révolu. L'humoriste veut parler de société comme n'importe quel comique. "Je n’accepterais pas que ma génération laisse les sujets sulfureux à Dieudonné et Eric Zemmour", lance-t-il.
Il ne fait pas non plus partie de ceux qui revendiquent de pouvoir rire de tout au nom de la liberté d'expression. "Elle a bon dos la liberté d'expression. On lui fait dire ce qu'on veut, mais la période change, ce n'est pas une restriction mais une évolution d’écriture. Est-ce qu'on écrit de la même manière en 1983 et en 2017 ? Non et c’est normal, tranche-t-il. Pareil, c'est compliqué de vanner des femmes au moment même où elles demandent à être payées comme des hommes. Et puis, vanner les femmes, c'est l'art du pauvre."
Aujourd’hui, si je faisais des blagues sur le magnétoscope, on me dirait : 'En fait, on n’en a plus.' Et ça ne ferait plus rire.
En revanche, même si son travail et celui de ses collègues est de plus en plus scruté, pas question de se justifier. "Il n'y a rien de pire que de demander à un clown d'expliquer sa vanne, ça tue tout." Selon lui, cette situation tendrait même à affaiblir les artistes. "Le fait qu'on demande à des humoristes, comme si on était au tribunal de Nuremberg, de se justifier de n'importe quelle blague, ça fragilise beaucoup la créativité. Beaucoup d'artistes se brident, ça se ressent dans les spectacles", fustige-t-il, sans vouloir en dire plus.
L'humoriste n'est pas pessimiste pour autant. Au contraire, il se réjouit de voir le succès de "sa famille" : Thomas N'Gijol, le comte de Bourdebala, Fabrice Eboué, Gaspard Proust, Vincent Dedienne, Blanche Gardin... "On arrive tous à parler de la France, chacun à sa manière. Et nos salles sont remplies."
"Le rire est cathartique, c'est un exutoire"
Je suis militante assumée, féministe, intersectionnelle." Attablée à la table d'un café des Grands Boulevards, à Paris, Océanerosemarie, 40 ans, parle sans filtre. Entre deux bouchées de salade aux crevettes, l'humoriste évoque son parcours, le racisme, le féminisme et le rire. "Je considère que si je monte sur scène, c'est pour dire quelque chose. Peut-être faire bouger des lignes, en toute humilité, sur des préjugés que des gens vont avoir." Les footballeuses forcément toutes lesbiennes ? Les lesbiennes forcément repérables dans la rue ? Elle démonte ces clichés dans son premier one-woman-show La Lesbienne invisible, dès 2009.
L'idée de ce premier spectacle est parti d'un constat : "Dès que je me retrouvais dans une soirée et que les gens étaient un peu ivres, j'avais le droit à tous les clichés sur les lesbiennes, raconte-t-elle. Je voyais qu'il y avait une vraie méconnaissance sur le sujet." Les premières représentations attirent un public lesbien mais, petit à petit, les hétéros se déplacent. "J'avais d'abord envie de parler aux hétéros, mais quand tu parles d'une communauté, c'est souvent elle qui se déplace en premier, reprend-elle, en touillant son café. Je suis ravie que des lesbiennes se soient reconnues dans mon spectacle. Il y avait un grand besoin de parler de ce sujet de manière positive, joyeuse et décomplexée."
Quand Océanerosemarie écrit, elle a mille indignations en tête. Quand elle parle, elle utilise un vocabulaire à faire rougir la gauche "universaliste", quasi exclusivement blanche, diplômée... et analyse la France en termes de "domination", "violence de classe", "racisé·e·s" et "non-mixité". Dans son dernier spectacle, Chatons violents, elle épingle les "BBB", "les bons Blancs bobos" dont "la violence et les préjugés perpétuent le système".
Il me semble plus urgent de déconstruire le genre par l’humour que d'utiliser l'humour pour renforcer les stéréotypes de genre.
Durant les 1h10 de son spectacle, la comédienne tâcle "la bonne conscience" qu'elle perçoit chez ces "BBB" et n'hésite pas à railler leurs penchants "racistes bienveillants". Elle se moque des bourgeoises blanches qui "adooorent" leur femme de ménage noire ou arabe et s'inquiète qu'on accuse un enfant d'apologie du terrorisme parce qu'il n'a pas voulu chanter La Marseillaise en classe. "Je m'inspire du réel et j'essaye d'en faire quelque chose de rigolo. Pour moi, le rire est cathartique, c'est un exutoire", explique-t-elle.
En revanche, elle estime que l'humoriste doit être responsable. Dans une tribune parue dans Libération, Océanerosemarie défend le "rire avec" face au "rire contre". "On peut rire d’absolument tout : la pédophilie, le handicap, les religions, les homos, le viol… Encore faut-il avoir le talent et la générosité de le faire en incluant et non pas en écrasant." Elle prend une pause puis détaille : "Des études de sociologues montrent clairement qu’il y a des corrélations entre l’humour pratiqué dans les médias et les violences réelles, assure-t-elle. On s'en fiche de ce qu’Hanouna pense personnellement. Le problème, c'est que le lendemain de son canular, des gamins considèrent leurs violences homophobes plus légitimes que jamais dans les cours de lycées."
Rire avec ou contre ? "On ne devrait même pas se poser la question. C'est super français. Les Anglo-Saxons, comme Ricky Gervais ou Aziz Ansari, parlent des handicapés, des Noirs, des Asiatiques, sans jamais les stigmatiser." Pas question toutefois de confondre vigilance et autocensure : "Je n'ai pas ce pouvoir, ni mon entourage. Pour moi, l'humoriste est un contre-pouvoir."
"Ce que dit l'humoriste a quelque chose de permissif"
Devant Le République, situé au début du boulevard Saint-Martin à Paris, une file de spectateurs patiente pour entrer dans le théâtre de 300 places, lieu privilégié du stand-up parisien. L'humoriste qu'ils sont venus voir, ce dimanche de janvier, n'est pas affiché sur les murs, mais tous ont vu au moins une fois ses sketchs sur internet. Dernier visage de la scène stand-up, Haroun, 30 ans, n'est pas encore aussi connu que ses confrères Gaspard Proust ou Jérémy Ferrari, ce qui ne l'empêche pas de faire salle comble. Sa spécialité ? Décortiquer l'actualité et nos petites lâchetés sur un ton pince-sans-rire, ponctué de "on rigole bien, hein ?" Avec son débit rapide, il aborde tour à tour les attentats, l'écologie, le Front national, l'antisémitisme, le harcèlement sexuel...
Deux jours plus tard, assis dans le salon d'un hôtel parisien, Haroun a abandonné son costard de scène pour une tenue passe-partout. D'un ton calme, le trentenaire murmure deux mots sur son parcours – il a fait une école de commerce, où il a organisé des tournois d'improvisation – mais n'en dira pas plus. Il a été vu en 2013 dans un festival d'humour des Sables-d'Olonne (Vendée) ou encore au Jamel Comedy Club en 2015. "Ce n'est pas le propos, je suis humoriste, sourit-il. Ne pas parler de mes origines m'aide à taper sur tout le monde sans gêne."
Dans la dernière version de Tous complices, justement, tout le monde en prend pour son grade. Les musulmans, les juifs, les asiatiques, les politiques... A chaque fois, Haroun assure faire attention à être le plus juste possible. La justesse dans l'humour, Haroun pourrait en parler des heures. Les bras posés sur la table, le débit calme, il explique : "Quand j'écris, j'essaye d'imaginer n'importe qui dans la salle et de le faire rigoler. Je ne me pose aucune limite hormis celle de me demander si je suis toujours bien compris." Pour son sketch sur un tatoueur chinois, il a sciemment choisi de ne pas faire "l'accent asiatique". "On comprend quand même, non ? Petite dédicace à mon collègue Michel Leeb", lance-t-il sur scène.
Une pique qui résume sa position. "Si tu veux faire rire de façon intelligente, tu te dois d'être super précis, prévient-il. Il n'y a pas de problème à faire un accent, mais renseigne-toi avant. Comment tu sais que ton accent est 'chinois' alors qu'il y en a plusieurs dans le pays ? C'est prendre le public par le bas, assène-t-il. On accepterait pas qu'un Asiatique fasse un accent européen à moitié italien." Pour lui, jouer sur ces approximations, c'est aussi donner l'autorisation au public de faire de même. "Ce que dit l'humoriste a quelque chose de permissif. Si je fais 'l'accent asiatique', les gens se diront 'moi aussi je peux le faire'", tranche-t-il.
Si je fais une blague sur une communauté et que ça ne la fait pas rire, je deviens le mec de la récré.
Tout comme ses collègues Blanche Gardin, Océanerosemarie ou Nora Hamzawi, Haroun assume de s'intéresser à de "nouveaux sujets" et de vouloir en parler sur un autre ton. "Le stand-up a grandi, les humoristes présentent un nouvel esprit." Pour autant, il refuse de comparer son métier à celui d'un "penseur". "Mon spectacle souligne nos incohérences, mais je laisse le public se questionner. Le débat ne m'appartient pas ensuite. Un humoriste n'a pas à aller débattre avec Zemmour."
D'ailleurs, voir les humoristes intervenir sur les plateaux de télévision comme des commentateurs l'agace un peu. "Aujourd'hui, tout le monde peut être humoriste, avec YouTube, la télé... Mais ce n'est pas parce que tu as du succès que tu es humoriste." Alors, pour être sûr de faire rire, le comique passe des heures à écrire, réécrire, tester des vannes sur scène, puis les modifier. "Ma responsabilité artistique est de faire rire, tout comme celle du dramaturge est de faire pleurer", énonce-t-il.
Son souhait dans le fond ? Que sa profession dépasse le statut de simple "amuseur" et qu'il soit considéré comme un artiste à part entière. "Je ne comprends pas pourquoi on s'interroge toujours sur les limites dans l'humour et jamais dans les autres arts. C'est comme si le rire touchait la masse et devait donc être policé."
"Il y a des sketchs que je ne ferai plus jamais"
Qu'est-ce qui fait encore rire Anne Roumanoff ? Depuis sa première scène en 1987, l’humoriste aux tenues écarlates a détourné, parodié, plaisanté et ri sur à peu près toutes les petites évolutions et obsessions de notre société et de nos intimités. Elle a joué la coiffeuse dépressive, la stagiaire, la divorcée, la jeune, la belle-mère... Elle a ironisé sur la phobie administrative, la téléréalité, nos sexualités, la politique de droite, de gauche… Que lui reste-t-il à aborder en 2018 ? "J'ai la chance d’être assez productive et créative, estime-t-elle, attablée dans un café parisien. Mais je n'ai pas de message à faire passer. L’humour me permet de parler de choses qui m'intéressent ou m'ont marquée."
Pour Anne Roumanoff, le rire n’a "jamais été un déclic". A 12 ans, elle ne rêvait que d’une chose, être une "star de la Comédie-Française". Après plusieurs castings ratés, elle passe Sciences Po pour assurer ses arrières, puis commence à écrire ses sketchs à 22 ans. "Sans comprendre pourquoi, ça a marché. L'humour est devenu mon vecteur pour toucher les gens", poursuit-elle, avant de commander une eau plate au citron. "Quand j'ai commencé, ce n'était pas un métier à la mode. Puis, j'ai vu des gens surgir de nulle part, des d'étoiles fugitives qui font un spectacle et puis au revoir."
Pour sortir du lot et durer, l'officière de l'Ordre des arts et des lettres s’est établie quelques règles. "J'écris sur ce que je veux, mais je pense d’abord à la cohérence : à ce que je veux dire et la manière. Dans l'humour, l'angle est super important." Hormis ses chroniques en radio ou à la télé, où elle peut être aidée, la comédienne de 52 ans écrit seule. Lorsque le texte est au point, elle le teste en public. "Je regarde si les gens rient. S'ils rient je garde, sinon j'enlève", assume-t-elle. Interrogée dans "Thé ou café", sa fille Alice décrit une acharnée de boulot, capable de scruter chaque vanne après chaque spectacle. "Elle réécrit parfois jusqu'à 3 heures."
Le rire, c’est un son qu’on entend. Il est là ou il ne l’est pas. C’est une sanction violente, immédiate et définitive.
Le public n'a pas pour autant le dernier mot. Elle a ainsi enlevé de son dernier spectacle certains sketchs à succès, comme celui sur le mariage gay ou l'élue du Front national. "Quand je n'ai plus de plaisir à faire des sketchs, j'essaye d'avoir l'honnêteté de les enlever même si ça fait rire", reprend-elle, le regard franc. Une fois Marine Le Pen éliminée de la présidentielle, "c'était moins pertinent de continuer à faire le sketch sur l'élue FN. Après, le fait que le public vous aime ou pas, on n'a pas vraiment de poids là-dessus..."
"Moi, j'aime le rire qui rassemble, quand toute la salle rit en même temps, confie-t-elle. Gaspard Proust, il adore choquer. Ce n'est pas vraiment mon plaisir, je suis plus dans un rire d'unité. Mais quel que soit le style qu'on choisit, l'important est de faire de l'humour de qualité."
Contrairement à certains collègues, qui assument ne pas avoir de limites, la comédienne nuance : "Tout le monde a des limites, mais on se les pose différemment. Ce que je ne veux pas, c'est qu'elles soient fixées par une commission de l'humour, ça serait horrible", souffle-t-elle en levant les yeux au ciel. En tant qu'humoriste, elle ne fait pas n'importe quoi, "je ne me fous pas à poil, je ne fais pas de strip-tease... Ce n'est pas ça être libre, c'est dans la pensée." Dans la même veine, le discours du "mieux avant" chez les humoristes l'agace fortement.
Franchement, ceux qui pensent que Desproges et Coluche étaient de plus grands pourfendeurs armés de leurs vannes salvatrices se trompent. Ce n'est pas ça la réalité. Ils étaient le fruit d'une époque. On ne peut pas isoler l'humour de son époque.
Entre les années 1980 et aujourd'hui, le curseur a changé, la société a évolué. "On fumait en plateau, les femmes, on les traitait comme de la merde, on faisait des blagues racistes et sexistes... Faut arrêter d'idéaliser cette époque."
C'est d'ailleurs, selon elle, aussi le boulot de l'humoriste de scruter et évoluer avec son époque. "Il y a des sketchs que je ne ferai plus jamais, comme ceux où je fais l'accent martiniquais et ce n'est pas grave. Ce n'est pas un but dans la vie de faire l'humour martiniquais ! lance-t-elle en riant. Rien n'est coulé dans le marbre, il faut évoluer. On peut rester sur la rive 'c'était mieux avant' et puis, au final, faire salle vide."