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"On n'en sort pas indemne" : après avoir mené les auditions de victimes de pédocriminalité dans l'Eglise, des membres de la commission témoignent

Les 22 membres de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise (Ciase) présidée par Jean-Marc Sauvé rendent leur rapport mardi, après plus de deux années d'enquête. Quatre d'entre eux tirent les enseignements de ce travail inédit.

Article rédigé par Charles-Edouard Ama Koffi
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Une partie des évêques de France lors de l'Assemblée plénière de printemps à Lourdes (Hautes-Pyrénées), le 25 mars 2021.  (LAURENT FERRIERE / HANS LUCAS)

Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Eglise (Ciase), remis mardi 5 octobre et appelé rapport Sauvé, est en préparation depuis plus de deux ans. Il a été entamé le 8 février 2019 à la demande de Monseigneur Eric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France, et de la sœur Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France.

A la tête de la commission de 22 membres se trouve Jean-Marc Sauvé, "catholique pratiquant" et haut-fonctionnaire. De manière bénévole, il a réuni 21 autres membres pour faire la lumière sur les violences sexuelles commises principalement sur des mineurs depuis 1950. Il a estimé a "au moins 10 000" le nombre de victimes d'agressions sexuelles commises par des clercs sur des mineurs ou personnes majeures vulnérables durant soixante-dix ans. Quatre membres de cette commission ont accepté de revenir sur leur travaux menés depuis février 2019. 

Des violences sexuelles "systémiques" 

"On a tous été choqués par la violence du ressenti de ces personnes, témoigne Jean-Pierre Rosenczveig, magistrat honoraire et ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny. Quand vous voyez un type de 75 balais qui pleure devant vous..." Selon lui, le point commun avec les témoignages qu'il a pu entendre lors de sa carrière de juge pour enfants réside dans l'emprise. "Le fait de revivre le fait d'avoir été le jouet de quelqu'un, je l'ai aussi connu dans les affaires les plus graves. Ici, c'était l'Eglise catholique qui avait l'emprise, pas un parent violent. Un agresseur pouvait leur dire 'C'est le doigt de Dieu qui a décidé que tu devais me faire ceci ou cela'", raconte-t-il dans un souffle.

Un sentiment partagé par Thierry Baubet, professeur de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'université Paris 13 et chef de service à l'hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis), qui a recueilli le témoignage d'une vingtaine de victimes. Habitué aux récits de traumatismes graves, il a malgré tout été marqué par cette expérience. "Ce que j'ai trouvé terrible, c'est l'utilisation du spirituel pour commettre des actes de violence dans une situation où le prêtre était incontestable, comme par exemple pendant la confession."

Un engrenage difficile à combattre pour les victimes qui, pour certaines, n'avaient jamais évoqué ces faits. "Ce qui pouvait se passer, c'est que le prêtre ou l'auteur des faits était intégré à la famille et venait dîner à la maison par exemple, souligne Carole Damiani, docteure en psychologie et directrice de l'association Paris aide aux victimes. Si jamais les victimes dénonçaient les faits, cela impliquait aussi leur famille..." Pour Sadek Beloucif, professeur chef de service d'anesthésie-réanimation à l'hôpital Avicenne, les violences sexuelles dans l'Eglise "sont une affaire de responsabilité individuelle et d'une responsabilité systémique à plusieurs étages." 

"Une vie de douleurs" pour les victimes 

Depuis le début du travail d'enquête de la commission, 6 500 victimes ou proches ont contacté la plateforme mise en place par la Ciase de juin 2019 à octobre 2020. Parmi les milliers de cas soulevés, nombreux sont ceux tombés sous la prescription, fixée à trente années après la majorité de la victime, soit jusqu'à ses 48 ans. "Les faits racontés étaient parfois très anciens ou l'auteur décédé, se remémore Carole Damiani. Les victimes avaient alors juste besoin de reconnaissance sur un passé qu'elles portent souvent seules." Dans les cas toujours sous le coup de la loi, la Ciase a transmis des signalements aux procureurs de justice compétents, soulignent les membres. "On se rend compte qu'il y a des vies brisées", souffle Sadek Beloucif.

"Il faut du temps pour qu'un enfant se rende compte qu'il a subi des violences, avance Thierry Baubet. Si jamais un enfant ou ado n'est pas cru lorsqu'il en parle ou si on lui dit qu'il faut se taire, alors c'est toute une vie de silence et de douleurs qui démarre." Il a distingué plusieurs symptômes chez les victimes mineures de violences sexuelles : "Il y a d'abord la reviviscence traumatique, où la personne revit avec la même détresse des faits qui se sont produits vingt ans auparavant. Il y a aussi les symptômes d'évitement avec les autres ou certains états émotionnels, énumère-t-il. Après il y a l'état d'hyperalerte, où elle est sans cesse sur le qui-vive, comme si le danger pouvait survenir à n'importe quel moment. Il y a enfin la manifestation émotionnelle avec de la tristesse, de la colère et un détachement par rapport aux autres."

Et certains traumatismes sont indélébiles. "Je me souviens d'un homme qui me racontait qu'à chaque fois qu'il avait des rapports sexuels avec sa femme, il voyait le curé au-dessus de lui." Même pour Sadek Beloucif, praticien expérimenté, le recueil de ces témoignages a été éprouvant. "Je suis habitué à voir la souffrance et la mort mais là, on ne sort pas indemne de cette expérience parce que les récits confiés sont extrêmement lourds."

Un rapport lu "jusqu'au Vatican"

La Ciase s'est appuyée, en plus des témoignages, sur de nombreuses archives. "C'est un gros travail fondé sur plusieurs organismes de recherches mais aussi sur la parole orale ou écrite des gens qui nous ont sollicités, détaille Thierry Baubet. C'est un rapport qui fait 300 pages et qui en contient environ 1 000 uniquement d'annexes."

A noter que leur travail n'a pas été nécessairement entravé par les autorités religieuses. "Force est de constater que la Conférence des évêques et les congrégations y ont mis du leur. Oui, pour certains évêques, on remue la boue et on a, selon eux, une démarche anticléricale mais, pour d'autres, il est temps de rendre des comptes et d'assumer ce qui a pu se passer car la loi de la République l'emporte sur la religion, développe-t-il. C'est un gros enjeu pour les catholiques." Selon lui, ce rapport scientifique avec des recommandations à destination de l'Eglise va être lu "jusqu''au Vatican".

Après avoir entendu tous ces témoignages, un brin d'espoir est-il toujours possible ? "'Je me révolte donc nous sommes', disait Camus, développe Sadek Belocif. Il doit y avoir une sorte d'espérance au-delà de l'indicible et de l'irréparable."

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